Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

dimanche 7 avril 2019

LE FUMISTE




Voici venir les jours les plus courts et les plus sombres de l'année. Vous avez profité du dernier soleil qui dore votre jardin pour nettoyer, tailler, planter. Vos pieds sont froids, vos mains gelées et vos cheveux lourds d'humidité. La nuit tombe; une flambée sera la bienvenue, sur ses braises vous ferez griller des châtaignes et vous réchauffant d'un bol de soupe ou de vin chaud.
Oui mais... le vent est mal orienté, la cheminée ne tire pas et enfume la pièce. Pas de panique!
Otez votre savant échafaudage de bûches et de fagots; décendrez, puis froissez une bonne quantité de papier journal, posez dessus des feuilles mortes bien sèches et le petit fagot de bois mort; faites flamber le tout. Votre conduit de cheminée "réchauffé" par ce combustible facilement inflammable est prêt pour recevoir le fagot et les bûches de la nouvelle flambée qui adoucira la soirée.

Et à propos de fumée, savez-vous bien ce qu'est un fumiste?
C'est bien souvent votre chroniqueuse quand elle vous informe doctement de ce qu'elle ignore ou vous propose des "trucs et astuces" qu'il ne lui viendrait pas à l'idée d'expérimenter.
Comment l'honnête artisan qui veille à la bonne santé de nos cheminées a-t-il acquis la douteuse réputation d'être un farceur?
Francisque Sarcey, écrivain et humoriste de l'avant-dernier siècle prétendait qu'elle provenait de cette facture à lui envoyée/

- M'être transporté avec un apprenti dans la salle à manger du sieur Sarcey :  2fr.
- Avoir essayé d'empêcher la cheminée de fumer:                                          3fr.
-N'avoir pas réussi:                                                                                       5fr.
                                                                                                               _______

                                                                                 TOTAL:                     10fr.

PP

La couturière



Que serait la mode sans les couturières ?
Et pourtant !...
Leur existence en tant que corporation ne remonte qu’à l’année 1675. Auparavant, seuls les tailleurs possédaient le privilège officiel d’habiller les hommes comme les femmes. Par exception, les filles des maîtres-tailleurs, et encore, avant d’être mariées, avaient le droit de vêtir les enfants jusqu’à l’âge de huit ans.
Dans les faits, depuis que les femmes savent tenir une aiguille, elles cousent, avec plus ou moins de bonheur ; les moins adroites trouvant toujours le moyen de se faire aider des plus habiles. Dans les maisons riches comme dans les campagnes, nombreuses étaient les femmes qui allaient « en journée » travailler comme lingères, couseuses ou repasseuses. De là à réaliser des toilettes entières, le pas était vite franchi, ce qui n’était guère du goût de Messieurs les Tailleurs, qui leur menaient une guerre sans merci, portant plainte auprès des lieutenants de police, les faisant écraser de lourdes amendes, et allant jusqu’à faire saisir chez elles étoffes et costumes.
Mais jamais on ne put interdire aux femmes de préférer volants et dentelles aux sévères costumes de lainage. Grâce au soutien de leurs employeuses et clientes, les couturières ont fini par avoir gain de cause. Rose Bertin en 1770, ouvrit son magasin de modes à l’enseigne du « Grand Mogol ». Le succès fut tel que la reine Marie-Antoinette fit de la couturière son « ministre de la mode ». C’est ainsi que s’ouvrit la route que suivirent plus tard Coco Chanel, Elsa Schiaparelli, Sonia Rykiel et tant d’autres.
La couture sut prendre si bien sa place aux côtés des tailleurs que les hommes ont voulu devenir couturiers. Cependant, chez Christian Dior, Yves Saint-Laurent ou Christian Lacroix, pour ne citer qu’eux, le distinguo subsiste : il y a dans les maisons de couture, les ateliers « tailleur » dirigés le plus souvent par un homme et les ateliers de « flou » dont la « première » est la plupart du temps une femme.


Les couturières toujours soignées et bien mises ont partagé avec les lingères et les modistes la douteuse réputation d’avoir des mœurs légères. S’il est vrai que la précarité de leur condition a pu inciter certaines, -dans les siècles précédents surtout-, à embrasser la profession plus rémunératrice de courtisane, la plupart d’entre elles ont su vivre d’un travail aimé quoique souvent ingrat. Certaines, et là je cite encore Chanel, ont largement contribué au renom de l’artisanat français dans le monde.

Artificier

Il est de petits métiers saisonniers dont on se demande ce que font ceux qui les exercent le reste de l’année. Est-ce le marchand de glaces qui allume son brasero et fait griller des marrons au coin des rues en hiver. Le vendeur de muguet nous propose-t-il des cocardes le jour du 14 juillet ? Et son collègue l’artificier, que fait-il à la saison pluvieuse ?
Il travaille ! Car artificier est loin d’être un « petit métier ».

L’artificier est un artiste, un magicien de la lumière mais aussi un technicien minutieux et précis qui manie des explosifs. Son métier, dangereux, exigeant, est très ancien. Il apparaît en Chine vers le 8° siècle de notre ère, avec l’invention de la poudre. Son usage n’était nullement belliqueux et la tradition chinoise dit que le feu d’artifice était destiné principalement  à effrayer les spectres et à faire fuir les mauvais esprits.
Ramenée au 13° siècle dans les bagages de Marco Polo la poudre fut utilisée par les Français de manière beaucoup moins pacifique : les premières bombardes tonnèrent à Crécy en 1346.
Mais l’art des artificiers chinois servit aussi à célébrer les victoires.  Il  atteint un haut degré de perfection au XVII° siècle et s’associe à la musique.  Haendel, en Angleterre compose une Musique pour les feux d’artifice royaux. Lors des grandes fêtes de Versailles, le feu d’artifice était un des emblèmes du Roi-Soleil.
C’est en 1739 que les frères Ruggieri, natifs de Bologne , s’installent à Paris et deviennent les artificiers de Louis XIV. Leurs descendants exercent encore de nos jours puisqu’ils s’associent en 1997 à Etienne Lacroix. Ce sont eux qui illuminent les concerts de Jean Michel Jarre et de Johnny Halliday. On leur doit aussi les Nuits de Feu de Chantilly et les fêtes de lac d’Annecy.

Le Calligraphe Posé sur 2021


Avez-vous essayé de prendre la plume pour écrire? Je veux dire, la plume du porte-plume trempé dans l'encre?
Même pour ceux qui se souviennent de la "sergent-major" trempée dans l'encre violette; cette encre que le chouchou de la maîtresse allait chercher dans le placard en bois et qu'il distribuait dans les encriers de porcelaine blanche fichés dans un trou du pupitre, en haut, à droite. Cette encre qui tachait l'intérieur du majeur entre phalangine et phalanginette.
Ecrire à la plume, n'est pas si facile! Stylos à bille et autres feutres ont eu raison de l'art des pleins et dés déliés.
Cet art qui fut majeur: la Calligraphie. Sans les moines copistes qui la pratiquèrent, on se demande si Homère serait parvenu jusqu'à nous. On dit encore de nos jours en parlant d'une oeuvre longue et minitieuse: c'est un "travail de bénédictin".
C'est au XVI° siècle, en Italie qu'on trouve les premiers artistes calligraphes à Rome, Venise, Naples, Bologne et Florence. On peut citer parmi les plus renommés: Johannes Palatino; un moine: Vespasianus et aussi Crescius et Curione.
L'espagnol Morante eut l'idée de joindre au texte des dessins décoratifs d'oiseaux, d'animaux, d'insectes, voire d'êtres humains ou imaginaires.
En France, Louis XIII et Louis XIV, grands protecteurs des arts, n'oublièrent pas la calligraphie. Il y eut sous leur règne Moreau et Barbedor secrétaire de la Chambre du Roy.
Les maîtres allemands Moeller et Albrecht s'éloignèrent des modèles de l'école italienne.
En revanche, le hollandais Van des Steen fit la synthèse des maîtres italiens et français: c'est lui qui, le premier, traça d'un seul trait de plume, fleurs, anges et animaux bizarres sur une Bible enluminée de sa main et qui est conservée au musée de sa ville natale: La Haye. Elle compte six mille compositions et dessins décoratifs exécutés en encres de différentes couleurs. Il y consacra toute sa vie.
Et n'oublions pas, pour conclure, l'anglais Basles qui se donna le titre de "Restaurateur de la Belle Ecriture en Grande-Bretagne"

LA MIDINETTE



Qui sont les midinettes ?
Des lectrices assidues de « romans de gare » sentimentaux, de la collection Harlequin et de Barbara Cartland ?
Celles qui écoutent larmes montant du cœur jusqu’au yeux, André Rieu et Didier Barbelivien ?
Où qui sont devenues membres à part entière , partageant heurs et malheurs des familles des sagas télévisées ?
Les filles de celles qui naguère ne manquaient pas un numéro de « Nous Deux » ou « Confidence » ?
Pas seulement !
A la « Belle Epoque » qui ne fut  pas belle pour tout le monde, les employées , petites mains ou vendeuses des maisons de couture du quartier Saint Honoré et de la Rue de la Paix, pour cause de manque de temps et d’argent se nourrissaient mal. Leur déjeuner pris sur le pouce dans l’atelier, en libérant un coin de table du travail en cours soigneusement protégé, était composé la plupart du temps « d’un hareng et de deux sous de frites ».
De riches clientes se sont émues de la maigreur et de la criante mauvaise santé de ces jeunes filles dont beaucoup étaient phtisiques.
Afin de leur assurer au moins un repas décent par jour, car nombre d’entre elles n’étaient guère mieux nourries dans leurs foyers,elles fondèrent à leur intention les « Œuvres de Midi de Saint Germain l’Auxerrois » :un service social qui réclamait en outre une heure de repos pour leur laisser le temps de déjeuner.
Les couturiers n’étaient pas des monstres et, en fournisseurs soucieux de ne pas mécontenter leur clientèle, la grande majorité d’entre eux y souscrirent volontiers. On vit alors,  vers midi, se répandre dans le quartier des essaims de jolies filles que l’absence de moyens contraignait à la véritable élégance, au chic sans clinquant ni ostentation : les « midinettes ».

Puis vint la « Grande Guerre ». En 1917, la clientèle fortunée avait d’autres préoccupations que ses toilettes. Voyant leur chiffre d’affaires baisser, les couturiers voulurent imposer à leur personnel une demie journée de chômage obligatoire non rémunérée, le samedi.
Refus massif du personnel qui réclame alors la « semaine anglaise », la vraie, intégralement compensée, plus une indemnité de « vie chère ».
Dès le mois de mai, des centaines de jeunes femmes sont dans la rue. De plus, tandis que les hommes sont au front, les femmes travaillent à leur place, si bien que la revendication s’étend aux autres professions. Un journaliste de l’Humanité relate que le 16 mai elles sont 3000 et dix mille quelques jours plus tard, soutenues par les chauffeurs de taxi et les cochers de fiacre qui les transportent gratuitement au siège de la CGT, rue de la Grange aux Belles qui n’a jamais si bien porté son nom.
L’ambiance est tout à fait joyeuse et piou-piou puisque de soldats en permission accompagnent leurs fiancées et marraines de guerre en chantant :

« On s’en fout,
On aura la semaine anglaise !
On s’en fout,
On aura les 20 sous ! »

Mais les joyeux fiancés devront repartir au front et on sait ce que ce mot signifiait, aussi les « midinettes » ajoutent-elles la paix à leurs revendications.

Le mouvement gagna la province. On m’a raconté qu’à Nancy, ma grand-mère, alors « première » au Caprice, la meilleure maison de mode de la ville, avait été invitée avec tout son atelier, à un meeting afin d’y prendre la parole et d’exposer les revendications des modistes.
Le président de séance la présenta en ces termes :
« Nos gentilles midinettes sont ce qu’elles sont, cependant….
Et la suite de la phrase restera à jamais ignorée, car Lucienne Humbert étirant son mètre 55 assez pour toiser l’orateur qui la dépassait d’une tête, la veine bleue de son menton (qui plus tard, sèmerait la terreur parmi ses fournisseurs, son personnel et jusqu’au sein de sa famille), cette veine bleue palpitante, elle lança :
« Monsieur, les gentilles midinettes vous donnent le bonsoir ! Venez, Mesdames ! »
Et le bataillon de jeunes femmes en toilettes de printemps et chapeaux fleuris, gagna dignement la sortie.
Lucienne Humbert était modiste, sympathisait avec les midinettes, mais n’admettait en aucun cas, et n’a jamais admis, qu’on se serve de ce terme pour dévaloriser son métier et celles  dont l’agilité manuelle en faisaient la dignité.




La mercière


Entre la luxueuse avenue Montaigne et le prestigieux faubourg Saint-Honoré, tournent autour du rond point des Champs-Elysées  de nombreuses petites rues que l’on parcourt  en voiture, sans vraiment les considérer, avec l’obsession fébrile d’y trouver une place pour stationner.
Il existait naguère dans ces rues méconnues, une foule de petits commerces et artisanats ignorés de ceux qui fréquentent les « grandes maisons », mais bien connus de ceux qui y travaillent.
Ainsi, rue de Ponthieu, dans une échoppe tenant du couloir biscornu plus que du magasin, Madame Jules fumait sa pipe. Etait-ce son nom ou bien un sobriquet que lui avaient valu sa voix de rogomme et son inamovible bouffarde ? Peu importe. Madame Jules était mercière.
Ses clients portaient les plus grands noms de la mode mais on ne les y voyait jamais. Leurs émissaires étaient des gamines nouvellement arrivées de province ou de banlieue, toutes imbues de ce grand nom qu’elles représentaient et qui les intimidait encore. Elles venaient là, envoyées au « réassort » par Mme Agnès, flouteuse chez Dior, Mr Jean, tailleur chez Saint-Laurent ou Mme Nicole, modiste chez Cardin. Avec à la main un échantillon d’étoffe, elles devaient dénicher le fil ou le grosgrain dont la couleur « collerait » exactement. La crainte de l’erreur, souvent paralysait leur choix. Le boyau qui servait d’échoppe à Mme Jules était mal éclairé et la rue de Ponthieu assez peu lumineuse quand on allait « voir au jour ». Les commentaires de la « première », voire de tout l’atelier pouvaient être cinglants en cas d’erreur. Trop d’erreurs accumulées risquaient de chasser la novice loin de ces paradis où elles rêvaient de passer les épingles lors de l’essayage d’une célébrité.
Mais l’œil de Mme Jules derrière ses grosses lunettes et en dépit de la pénombre qui régnait dans son antre, était infaillible. Et si son conseil était peu amène – l’arpette se faisait souvent traiter de gourde ou d’empotée-, il était toujours judicieux.


Au retour dans l’atelier, il était vain pour la gamine d’espérer des éloges ; elle n’avait fait que « son boulot ». On ne félicitait jamais une apprentie ; sa seule récompense était de se voir enfin confier un travail un peu délicat, avec l’angoisse recommencée d’être ou ne pas être à la hauteur du « nom » auquel elle consacrait ses journées.

PARURIER-FLEURISTE



On l’appelait « La Dame aux Camélias ». Marie Duplessis dans la vie, Marguerite Gautier dans le roman, Traviata à l’opéra, portait tout au long de l’année, un bouquet de ces fleurs dont la couleur variait du blanc au rouge en fonction de son humeur, ou disait-on de sa disponibilité. Il est vraisemblable qu’à certaines saisons elle ait du avoir recours aux fleurs artificielles.
Le camélia se copie fort bien en soie ou en satin et les paruriers-fleuristes si nombreux au dix-neuvième siècle étaient et sont toujours gens fort habiles. C’était d’ailleurs le métier d’une autre héroïne d’opéra, la tendre Mimi de La Bohème.
Le camélia frais ou artificiel ornait plus couramment et solitaire, les boutonnières des messieurs. Bien des décennies plus tard, Gabrielle Chanel, qui n’hésita jamais à détourner le vêtement masculin pour notre plus grand confort, en fit la fleur fétiche de ses collections.
Juste après la dernière guerre, Christian Dior prit lui, le muguet pour emblème puisque la tradition veut qu’il ait offert, pour le lancement de son parfum à senteur de muguet Diorissimo, un brin porte-bonheur à chaque cliente . Depuis le muguet a figuré sur nombre de produits porteurs de la griffe. Il fallait bien qu’à certaines saisons, le muguet fût artificiel.
Par ailleurs, depuis la Haute Egypte en passant par Rome et notre Moyen-Age, les femmes et parfois des hommes ont aimé orner de fleurs leurs chapeaux.
Nombre de portraits de Marie-Antoinette la représentent portant les créations fleuries de sa modiste, Rose Bertin. La Comtesse de Ségur qui inventa Madame de Fleurville ornait de roses ses chapeaux.
Les couturiers comme les modistes ont toujours eu recours aux paruriers-fleuristes dont les ateliers pour la plupart, dans les années 1950- 1960, étaient établis entre l’Opéra et la Bourse dans le quartier du Quatre Septembre, qui par le Passage Choiseul descend jusqu’au Palais Royal.
Souvent situés en entresol, les ouvrières fleuristes étaient assises de part et d’autre de longues tables éclairées chichement par le fenêtres et plus largement par la lumière électrique et jonchées de pétales multicolore faites de soie, de satin, de velours, d’organdi. Il fallait trois années d’apprentissage pour former celle qui à la place la plus lumineuse les assemblait en roses, pivoines, coquelicots, orchidées. Les doigts agiles ne dispensaient pas de bonnes connaissances en botanique,  chaque fleur étant montrés à différentes étapes de sa vie, chaque tige , chaque feuille correspondant à son espèce. Seuls les parfums de muguet, rose ou violette étaient supplantés par les puissantes odeurs de colle, d’apprêt, ou de térébenthine.
On chantait beaucoup dans ces ateliers, on y travaillait encore plus ; il n’était pas rare que pour un grand mariage ou un défilé de Haute-Couture les ouvrières passent la nuit pour assurer la livraison du lendemain.
Quand ma mère ou ma grand-mère, modistes, m’emmenaient chez ces fournisseurs,  la petite fille émerveillée que j’étais repartait rarement sans une rose ou un bouquet de violette offert par la maison.

LA HAUTE-COUTURE





Avant les fashion weeks à répétition, la dernière semaine de janvier était consacrée à une sorte de grand'messe : les défilés de Haute – Couture printemps-été. Prochaine cérémonie, fin juillet.
Car les habitants de cette étrange planète vivent les saisons à l’envers : ils drapent les épaules nues de soie et de mousseline en plein hiver et attendent la prochaine canicule pour s’envelopper de cachemire et de fourrures.
Est-il bien nécessaire en ces temps incertains d’étaler tant de luxe pour satisfaire la vanité d’une poignée de femmes fortunées dont le nombre d’ailleurs diminue chaque année ?
Si ce n’était que ça ! Mais ces robes qui défilent finiront pour la plupart dans des musées et témoigneront du savoir-faire de ces mains qu’on dit petites et qui sont grandes par l’habileté et le talent. Ne vous y trompez pas : ces temples du paraître sont aussi et principalement des conservatoires de métiers d’art. Où seraient sans la Haute-Couture les brodeurs, plumassiers, fleuristes, bottiers, gantiers, lingères, maroquiniers, modistes et que me pardonnent ceux que je viens d’oublier ?
Où seraient ces métiers pour la plupart disparus de la rue comme ont disparu les corsetiers dont Paul Poiret n’a plus voulu ? La Haute-Couture est pour eux ce que le grand violoniste est au luthier et le zoologue au panda géant. Sans les couturiers qui les font vivre tous ces artisans d’art ne seraient plus que souvenirs.
Egalement le couturier, protecteur ou fossoyeur d’un métier selon son caprice, n’est pas sans influence sur le destin de la « femme de la rue ». Paul Poiret est venu à bout du corset responsable de tant de « vapeurs » et d’évanouissements ; la femme s’est alors aperçue qu’elle pouvait tenir droite sans soutien. Peu de temps après, Coco Chanel a détourné le jersey et le vêtement de sport masculin, pour donner aux femmes encore plus de liberté. Mais ces deux ne s’adressaient encore qu’aux femmes fortunées.
Tout près de nous, à la fin des années 60, Yves Saint-Laurent adonné aux femmes le smoking du soir et le tailleur pantalon. Souvenez-vous que dans ces années-là, dans nombre d’entreprises, le port du pantalon était interdit aux femmes. Aussi Saint-Laurent a-t-il fait plus avec ce tailleur –pantalon et d’autres vêtements de ses collections empruntés au monde du travail et aux uniformes des armées pour la démocratisation de l’élégance : désormais, toutes les femme, même les plus modestes, ont pu (si elles en avaient le désir), se donner l’allure, le « look », des mannequins et des clientes du couturier.
Il suffisait, et il suffit encore d’acheter dans les grands magasins ou les surplus de l’armée les originaux des vêtements copiés par la Haute-Couture. Eh, oui ! Révolution ! Ce n’est plus la rue qui copie la Couture, c’est la Couture qui copie le vêtement populaire et met l’élégance à la portée de qui s’en soucie.
Mais il ne faut pas croire cependant, que l’accès aux grands noms soit réservé aux riches ; il est des personnes modestes dont le rêve est d’avoir une fois dans leur vie, oh, pas une de ces robes qui valent le prix d’une voiture, parfois d’une maison, mais au moins un accessoire qui porte ce nom. Je me souviens d’une couple de commerçants, droguistes ou quincailliers ; pour leurs cinquante ans de mariage, le mari a offert à sa femme, payée en petites coupures soigneusement pliées dans une enveloppe, une paire d’escarpins en crocodile. Elle avait toute sa vie rêvé de ces souliers en croco véritable, sans une seule couture, chacun taillé dans la peau d’un petit alligator. Elle avait attendu tout le temps que les billets soient assez nombreux pour réaliser son rêve. (Et que ceux qui veulent rompre une lance en faveur des alligators me prouvent qu’ils n’ont jamais mangé de poulet !)
Alors, me direz-vous, tout ceci est-il bien utile ? Et je vous répondrai : la beauté est-elle utile ?
Tout cet argent ne pourrait-il être mieux employé ?
Et alors ? Quand on aura fermé les ateliers du rêve, aura-t-on pour autant soulagé la misère du monde ?

Les Chouchous