Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

samedi 20 août 2016

Les trois compagnons



Trois compagnons allaient en pèlerinage. Un certain jour, loin encore de la ville la plus proche, ils constatèrent que pour toutes provisions, il ne leur restait plus qu’un peu de farine ; ils en firent un pain, et le mirent à cuire dans un four qu’ils improvisèrent avec quelques pierres et un peu de terre ; comme ce pain ne pouvait suffire à les rassasier tous trois, ils convinrent que celui qui en dormant aurait le songe le plus merveilleux mangerait le pain tout entier.
Pendant que les deux premiers dormaient, le troisième s’en alla au four, prit le pain et le mangea sans en laisser une miette, puis il se coucha et s’endormit.
Au matin, les deux autres se levèrent et contèrent leurs songes. Le premier dit qu’il avait vu deux anges, qui l’avaient enlevé et porté au ciel ; le second dit qu’il lui avait semblé que deux diables l’entraînaient en enfer.
Ils vinrent alors à leur compagnon, qui feignait de dormir encore, et l’éveillèrent ; en les voyant il se mit à pousser des cris de surprise.
« Qu’est-ce ? dirent-ils. Deviens-tu fou ?
-Non, mais je suis bien émerveillé de vous voir si tôt revenus de si loin ! J’ai vu deux anges enlever l’un de vous au ciel et deux diables porter l’autre en enfer, et, ma foi ! pour me remettre de mon émoi et me consoler de votre perte… j’ai mangé tout le pain ! »
Anonyme

mercredi 17 août 2016

Le mariage de Lucy





Le mariage de Lucy
Le plus beau jour de sa vie ! C’est ce qu’on dit en général. Pour Lucy, c’était la même chose : aujourd’hui, quand le soleil se montrerait au dessus du Grand Arbre, elle deviendrait la compagne du plus grand, du plus beau, du plus agile chasseur du clan. Graough ! C’est un beau nom, Graough ; aussi beau que celui qui le porte et c’est elle, Lucy, la petite Lucy qu’il a choisie.
Cette nuit, elle n’a pas dormi, occupée à brosser les peaux, à polir les coquillages et les pierres qui seront sa parure. Et la nuit prochaine, elle l’espère bien, elle ne dormira pas non plus.
Ce matin à l’aube, elle est descendue à la rivière avec sa mère et ses sœurs. Elles l’ont baignée, frottée avec des plantes et des écorces. Elles est maintenant étendue au soleil sur une pierre plate, sa peau est douce, elle sent bon. Elle est restée seule au bord de l’eau, pour méditer, réfléchir, rêver à ce qui va arriver au coucher du soleil, à la grande fête qui va suivre et qui durera toute la nuit.
Demain, eh bien demain, Lucy sera comme sa mère et ses tantes : un enfant par la main, un autre sur le dos, un troisième accroché à un sein déjà pendant et le prochain dans son ventre désormais toujours rond. Elle nettoiera le campement, préparera la nourriture, elle tannera les peaux, les assemblera, jamais plus elle n’aura le temps de rêver…
Mais aussi, elle aura Graough pour elle seule… pour elle seule ?… aussi longtemps qu’elle restera fraîche et qu’une de ses sœurs ne sera pas nubile.
Ils sont courts et pas très drôles, les jours au temps de Lucy ; mais en attendant, celui-ci est le plus beau de sa vie.
Lucy sort de son rêve troublée par une odeur, une odeur forte, une odeur de fauve. Elle ne voit rien, n’entend rien, mais elle le sent, elle sait qu’il est là… le grand, le féroce, le terrible Lion des Cavernes. Elle a peur Lucy, elle veut fuir au-delà de la rivière ; le grand lion n’aime pas l’eau. Elle se lève, affolée, elle veut courir mais de derrière la roche surgit une effroyable crinière précédée d’une énorme patte. Sans un bruit, sans même sortir ses griffes, le lion l’abat sur Lucy, la jette en l’air, la retourne, la hume…
Lucy toute molle ne bouge plus… Le plus beau jour de sa vie a été le dernier…

vendredi 12 août 2016

"C'est en août qu'on fait le Louzou", disent les Margot la Fée. "Le Louzou, ça marche pour tout." Tant pour le bien que pour le mal. Trois grains de blé germé, de seigle, d'orge, trois cheveux de soie, trois poils de Chat Foireau, trois petites pointes de flèches à foudre, enfermés dans un carré de feutre que l'on coud, à son insu, dans la doublure de la este de la personne à "enféer", à "énamourer" ou à "malgracier". Le Louzou d'août conjure aussi bien les haines, les malheurs, les plaies mortelles qu'il les suscite et les propage. C'est un talisman très dangereux, à double tranchant, à manier avec précaution ou, mieux encore, à laisser au savoir des Margots et des Enchanteresses.

Pierre DUBOIS - Elficologue

jeudi 11 août 2016



Vincent était maître d’école et il était boiteux. Il n’aimait pas à raconter pourquoi et l’on ne connaissait pas non plus la raison pour laquelle il ne s’était jamais marié.
Il avait pris sa retraite dans ce chalet de petite montagne en compagnie de ses chats, de sa chienne et de quelques chevaux âgés à qui il offrait une retraite heureuse dans un pré qu’il avait derrière chez lui.
Passant là par un après-midi d’été, je lui demandai mon chemin que j’avais perdu et un seau d’eau pour mon cheval. Il me l’offrit bien volontiers. Il me demanda si moi aussi j’avais soif, et nous avons trinqué à l’eau de sa fontaine. Il me remit dans la bonne direction et ajouta :
-« Puisque vous connaissez l’endroit, revenez de temps en temps, ça distraira mes vieux bourrins !
J’usai de la permission tout d’abord avec discrétion, puis la complicité s’installant, plus régulièrement. Au fil du temps et par fragments, il me raconta son histoire.
Il sortait juste de l’Ecole Normale et venait d’obtenir son premier poste quand il hérita le chalet de l’oncle qui l’avait élevé. Comme il avait perdu ses parents pendant la Grande Guerre, il se retrouvait seul au monde. C’est pendant les vacances de Pâques qu’il prit possession de son bien. Les lieux étaient encore tels qu’il les avait quittés pour aller finir ses études. Les souvenirs qu’il en avait étaient heureux et il ne voulait rien changer. Il avait donc du temps pour faire de longues marches dans la campagne environnante qu’il pensait bien connaître.
Au matin de Pâques, un carillon sonnant à toute volée le surprit. Il ne connaissait pas d’église dont le clocher eut pu se faire entendre d’aussi loin. La chercher devenait un but de promenade. Il enfila ses bottes, prit son sac et son bâton et partit en direction de cet office imprévu.
Il coupa à travers bois et se trouva bientôt sur un chemin dont il n’avait pas gardé le souvenir ; il serpentait à flanc de coteau en descendant doucement vers un vallon au fond duquel se dressait une chapelle aux murs de bois. Venant de la colline qui lui faisait face, Vincent vit s’avancer un groupe de personnes en habits de fête. Ils se rendaient manifestement à l’office. Le maître d’école les suivit dans l’oratoire. En chaire, un vieux pasteur lut des textes, puis prêcha. Vincent ne reconnut ni la Bible, ni les Evangiles et nota que, curieusement, le nom de Dieu ni celui du Christ n’étaient jamais prononcés. Aucune bénédiction ne clôtura la cérémonie.
Après le départ silencieux des participants, une jeune fille qu’il avait remarqué pour sa grâce et son allure restait assise dans les bancs pendant que l’officiant était à la sacristie. La fille du pasteur ? Vincent s’attarda ; le vieil homme l’aperçut, le salua aimablement et lui présenta celle qui effectivement était sa fille. Un foulard cachait ses cheveux, elle sourit, leva sur le jeune homme des yeux brillants, couleur de pierre précieuse, et l’invita à les suivre dans leur maison qui se trouvait derrière la chapelle et dont Vincent ne se souvenait pas
Le pasteur prit une tasse de thé et monta se reposer, laissant les deux jeunes gens en tête à tête. Sans rien lui révéler la concernant, pas même son nom, elle connut bientôt tout du jeune homme, totalement sous le charme des yeux turquoises.
-« Mon père se fait vieux, dit-elle soudain, il laisserait volontiers sa place à celui qui voudrait m’épouser. Ce pourrait être vous ?
Surpris par la franchise de la proposition, ému par la beauté de la jeune fille mais cependant troublé par son sourire un tant soit peu carnassier, Vincent ne sut que répondre.
Il éprouvait une violente envie d’accepter mais sa raison au fond de lui le retenait.
Il ferma les yeux, soupira très fort en demandant un temps de réflexion. Les yeux turquoise pétillèrent, la bouche si rouge découvrit un sourire plein de dents blanches et robustes.
-« Je vous attend l’année prochaine, pour l’office de Pâques et de tout mon cœur, j’espère que vous direz oui.
Puis elle l’accompagna jusqu’au sentier. Arrivé en haut de la côte, Vincent se retourna : la brume cachait à présent le fond du vallon et il ne vit plus ni chapelle ni maison.
De toute l’année, quand il revint au chalet, il n’entendit plus de cloches, ni ne retrouva le chemin qui menait à la chapelle. Il finit par se dire qu’il avait rêvé, puis n’y pensa plus.
A Pâques de l’année suivante, Vincent retenu en ville n’arriva au chalet qu’au milieu de l’après midi. Le toit avait subi de gros dégâts qu’il entreprit de réparer sur le champ. Arrivé en haut de l’échelle, il vit s’avancer sur le sentier inconnu la belle aux yeux verts. Elle ne portait plus le foulard qui lui couvrait les cheveux ; le soleil couchant incendiait ses boucles brunes ; elle était encore plus belle que… mais oui, il croyait l’avoir oublié mais il réalisait soudain, que toutes les nuits de toute cette année il avait rêvé qu’il la tenait dans ses bras et maintenant, elle était là, si proche, si réelle, il allait pouvoir enfin la toucher, l’embrasser. Il sauta de l’échelle sans lâcher une hachette qu’il avait à la main. Il s’approcha, les bras tendus mais la fille recula :
-« Je vous ai attendu Vincent, vous n’étiez pas à l’office ce matin. Il me faut maintenant votre réponse : voulez-vous m’épouser et prendre la place de mon père ?
Vincent a le vertige ; il est au bord d’un gouffre. Son cœur, ses sens, la meilleure partie de lui-même désire cette fille si belle, si tentante. Mais sa raison l’interpelle, lui dit qu’il ne faut pas. Alors il parlemente, ils doivent mieux se connaître, attendre encore, quelques mois, quelques semaines…
Les boucles fauves s’agitent, les yeux turquoise s’embrument. Vincent est incapable de folie, mais il la désire tant, pour lui prendre les mains il lâche son outil. La fille recule et disparaît ; Vincent tombe à genoux… sur la hachette. Sa jambe droite blessée va le rendre boiteux pour toujours, son cœur meurtri sera à jamais incapable d’aimer une autre que la fille aux yeux verts.
Il m’a confié que chaque fois qu’il était sur le point de tomber amoureux et d’oublier ce dimanche de Pâques, la nuit même, la fille du pasteur venait partager ses rêves.

mercredi 3 août 2016

Fin du monde




U
ne explosion avait ébranlé la maison. ;merles et tourterelles abandonnèrent le pillage du cerisier et se réfugièrent dans les thuyas ; la chatte disparut sous le canapé…
Et puis plus rien… Les hirondelles sillonnaient à nouveau le ciel bleu, les merles sifflaient leur amour des cerises, le soleil brillait, une brise tiède faisait trembler les feuilles, le lilas, les iris embaumaient ; il ne s’était donc rien passé.
Elle était désolée d’avoir à quitter son jardin par un aussi bel après-midi ; il allait faire chaud en voiture, mais elle avait des livres à rendre à la bibliothèque et aussi des courses à faire au centre commercial. Depuis huit jours elle repoussait la corvée : « J’irai dès qu’il pleuvra ! ». Mais il ne pleuvait pas et la date de retour des livres était largement dépassée. Elle se mit en route…
Des paquets plein les mains, elle errait sur le parking se demandant comme toujours où diable elle avait pu garer sa voiture ; toutes les allées se ressemblaient…
Une nouvelle explosion retentit, le sol s’ouvrit devant elle : le paysage soudain sens dessus-dessous vacillait, les pancartes, les panneaux, les voitures s’envolaient ; un caddy plein, sans conducteur la heurta ; sa tête cogna sur le sol.
Des douleurs lancinantes la réveillèrent ; des douleurs partout ; dans la tête, dans les membres, il y avait du sang sur ses vêtements. Elle ferma un œil, compta ses doigts, recommença l’opération : elle y voyait. Elle remua les pieds, les mains, réussit avec effort à se lever, fit quelques pas puis se laissa retomber sur le sol. Elle n’était plus que plaies et bosses mais elle n’avait rien de cassé. Elle eut un vertige et s’évanouit un bref instant.
Elle rouvrit les yeux dans un paysage couleur de cendres ; tout était gris : plus de ciel, plus de soleil, un chaos indescriptible de ferraille et de béton. Et de la poussière… partout de la poussière. Il ne faisait ni jour ni nuit, ni chaud ni froid ; il faisait gris ; le silence était impressionnant ; plus rien n’était vivant à perte de vue. Des membres, des morceaux de corps humains dépassaient des carcasses de voitures, s’incrustaient dans les blocs de ciment désarticulés.. Seule, elle était seule avec des cadavres, dans un désert de cendres et de ferraille.
Son cœur se serra : qu’étaient devenus sa maison, sa famille, ses animaux , son jardin… comment les retrouver et dans quel état ?
Elle se laissa tomber sur un tas de gravats, les coudes sur les genoux, le front dans les mains. Elle avait mal ; à l’âme plus encore qu’aux membres. Elle aurait voulu pleurer, elle ne pouvait pas ; les pensées tournoyaient dans sa tête comme il y a peu le monde avait tournoyé dans l’air.
Ils l’avaient eue la terre ! Et la civilisation avec ! Et ça n’avait pas pris un siècle : le millénaire à peine entamé, tout avait sauté, explosé, implosé et finalement sombré. Des avis de danger, aucun état n’avait voulu tenir compte ; aucun des plus riches n’avait voulu restreindre son bien-être ou ce qu’il croyait tel. Car ces gens étaient de plus en plus faibles, malades, veules. Les plus pauvres, de plus en plus misérables, affamés, devenaient enragés. Avec des pierres et des bâtons, ils tenaient tête aux canons ; ils avaient pour eux l’immense force du désespoir.
Les incidents climatiques, on ne voulut pas y penser ; chacun dans son jardin n’en ressentit que de faibles effets.
Et puis une guerre de religion entre deux états minuscules embrasa la planète. Chacun des belligérants trouva des partisans et de pays en pays, le guerre civile fit rage. Tous n’étaient pas hélas, armés uniquement de pierres et de bâtons. Les armes les plus terrifiantes ne se trouvant pas forcément aux mains des meilleurs ou des plus intelligents.
Alors, en ce jour de printemps, le monde avait croulé sous les effets conjugués de la guerre et de la pollution.
Négligeant ses douleurs, elle se leva ; elle avait besoin d’agir. Ne sachant où aller, elle marcha droit devant elle . Un énorme faille l’empêcha d’aller plus loin ; elle fit demi-tour. Elle marcha ainsi pendant des heures sans savoir si elle tournait en rond ou si elle avançait.
Epuisée, elle avait du mal à lever les pieds et finit par trébucher ; elle s’écroula sur des coussins et sombra dans un sommeil traversé de cauchemars qui à tout prendre, n’étaient pas pires que ce qu’elle était en train de vivre.
La lumière d’une torche en plein dans les yeux, la fit se redresser : un petit bonhomme, la casquette, visière à l’envers, vissée au ras des yeux l’examinait. Elle fit un geste vers lui, mais le gamin se sauva. Il n’avait guère plus de douze ans et devait être encore affolé par ce qu’il venait de vivre ; il se cachait. Grâce au rond de lumière de la torche, elle put le suivre de loin dans ce qui était les rayons bouleversés du centre commercial. Le gosse remplissait un sac en plastique. Elle avait faim et chercha elle aussi de quoi se nourrir ; elle perdit la trace du gamin.
Il y avait donc des survivants ! Soulagée, elle retrouva le chemin du canapé sur lequel elle avait dormi, mangea un peu et commença d’établir un campement de fortune en attendant des secours. L’air circulait suffisamment ; il valait mieux ne pas bouger, des chiens sauraient bien la retrouver.
L’attente dans la pénombre devint interminable ; le silence était oppressant. Rien à faire, rien à écouter, rien à lire. Elle tenta des respirations profondes pour calmer les battements désordonnés de son cœur, mais elle n’arrivait pas à se concentrer. Enfin, au loin, elle vit de nouveau luire une torche ; des pas approchaient : c’était de nouveau le gamin qui trottait dans un pantalon trop large et déchiré de partout. Il ne l’avait pas vue ; elle le laissa passer et discrètement le suivit.
Il faisait son marché avec beaucoup de bon sens, délaissant les produits frais, le rayon des surgelés pour choisir les biscuits, les conserves et les sucreries bien entendu. Encore une fois elle le perdit et eut beaucoup de mal à regagner son campement. Elle grignota des petits beurres et pour trouver un sommeil qui la fuyait, se raconta des histoires. Des histoires qu’elle avait toujours projeté d’écrire mais dont elle ignorait la fin avant laquelle elle ne manquait jamais de s’endormir ; ce qui arriva.
Sans jour ni nuit, on évalue mal le temps qui passe ; combien de fois avait-elle vu passer le gamin à la lampe torche ? Aucun bruit, aucun mouvement n’annonçait l’arrivée de sauveteurs ; une odeur affreuse, insidieuse commençait à se répandre. Plusieurs jours s’étaient donc écoulés ; les morts se décomposaient, la nourriture pourrissait. Il ne fallait pas rester là ; les douleurs s’étaient calmées, ses membres étaient de nouveau agiles, il était temps de chercher une issue et d’emmener le gamin avec elle ; justement le halo de la torche venait vers elle. Elle lui fit signe, mais de nouveau il disparut dans les rayons chamboulés.
-« Il faudra bien que je trouve d’où il vient et que je le sorte de là ! »-
Lentement, elle avança, tâchant de ne pas regarder ce qu’elle touchait ni dans quoi elle mettait les pieds. Elle finit par arriver dans un endroit où il y avait encore des morts, mais plus de pourriture. Elle avait quitté les rayons d’alimentation et devait se trouver à l’ameublement ; dans une sorte de niche formée de lits et de canapés entassés, elle découvrit, tapie comme un animal, une petite fille d’une dizaine d’années. Les mains sur les oreilles, la bouche ouverte sur un cri muet, la gamine la repoussait de toute sa volonté. Elle reçut un coup sur la tête.
-« Fichez lui la paix ; on ne fait rien de mal… Elle a peur …Fichez-lui la paix… »-
C’était le gosse à la torche ; il avait lâché la pelle avec laquelle il avait tenté de l’assommer et la martelait de ses poings fermés.
-« C’est bien ma veine, pensait-elle ! »-
Si peu soucieuse des enfants qu’elle avait négligé d’en faire, elle se retrouvait en pleine catastrophe seule au monde avec deux gamins en état de choc.
-« C’est pas bientôt fini ? »
Elle avait attrapé les poignets de l’enfant et le secouait..
« C’est pas bientôt fini, espèce de petit crétin ? Tu n’as pas compris qu’il n’y a que nous ici ? Et qu’il faut qu’on en sorte, tous les trois ? C’est ta petite sœur ? »
« Non ! Je l’ai trouvée ici ; elle ne parle pas, elle ne voulait pas manger non plus, mais j’ai trouvé du chocolat ; »
Il en tendit une plaque à la petite qui le dévora goulûment ; elle portait au cou une étoile de David en or.
« Donc, tu ne sais pas son nom ! Et toi, comment tu t’appelles ? »
« Aziz »
« Bon, mon cher Aziz, il faut sortir d’ici ; tu connais bien les rayons maintenant, alors tache de nous trouver trois sacs à dos… »
Aziz les trouva ; ils les remplirent de tous ce dont ils pensaient avoir besoin Elle en mit un sur le dos de la fillette, Aziz et elle se chargèrent des deux autres.
Le trajet fut long, pénible ; il fallait enjamber, contourner, escalader, éviter de marcher sur les morts. L’odeur était répugnante et toujours cette lumière grise qui n’indiquait ni jour ni nuit, ni dedans, ni dehors. Ils allaient le plus possible droit devant eux, rencontrant souvent l’énorme crevasse qui les empêchait de poursuivre. Un moment donné, elle crut voir des chiens, son cœur trembla d’espoir. Mais les chiens les fuyaient ; elle se souvint d’un parc animalier voisin, les fauves avaient du se sauver ; ils rôdaient. Elle prit dans chacune de ses mains les mains des deux enfants et tenta accélérer l’allure. Aziz aussi avait vu la menace :
« T’en fais pas, dit-il, protecteur, ils vont d’abord bouffer les cadavres. »
Elle frémit ; le gosse avait raison, mais la petite se mit à trembler ; elle ne parlait pas mais comprenait tout…
Ils marchaient depuis longtemps, ils étaient à bout de forces quand enfin la puanteur se dissipa. Elle ne reconnaissait toujours rien ; ils étaient forcément dans la zone industrielle et commerciale qui entourait la ville mais où ? Probablement près des bureaux qui étaient fermés à l’heure de l’explosion. Il n’y avait plus ici ni vivants, ni morts…
Enfin, elle vit un panneau qui émergeait des décombres ; elle n’en croyait pas ses yeux : B.D.P.28 ! La bibliothèque !
Elle serra contre elle les enfants et se dirigea vers ce qui avait été le hall d’entrée., la salle de réunion, les bureaux, les magasins. Tout n’était que ruines ; les rayons effondrés, les livres éparpillés en tous sens ; là aussi le chaos. Mais l’endroit était sain : pas d’odeur, pas de cadavres ; les fauves ne viendraient pas de sitôt. Ils pouvaient provisoirement s’installer. Avec l’aide d’Aziz, elle commença de déblayer. Le coin d’une feuille plastifiée dépassait d’un tas d’albums ; elle tira : les 100 cases du savoir , miraculeusement intactes et lisibles. Dérision, elle en aurait pleuré !
Aziz, ramassa la feuille qu’elle avait laissé tomber ; il la regardait attentivement :
« Dis donc, y’a tout là-dedans ! »
« Hein ? Quoi tout ? »
Elle regarda l’enfant qui souriait et comprit . Seule pour longtemps avec la charge de deux gosses choqués, au milieu d’un monde détruit, elle émit un soupir de soulagement : dans le chaos des livres écroulés sous les rayons effondrés, il y avait de quoi apprendre à survivre en attendant d’improbables secours…

Les Chouchous