La musique m’émeut au plus haut
point, pourtant je ressens un malaise. Malaise que je finis par
identifier ; si la voix d’une des deux femmes est superbe, aérienne et
profonde à la fois, l’autre en revanche
chante abominablement mal. Elle s’essouffle dans les aigus où elle ne peut
suivre sa partenaire, déraille sur les notes graves ; c’est une chanteuse
qui a appris, qui s’évertue mais qui n’a pas de voix. Elle me fait penser à
cette américaine , vous savez : cette femme … Florence quelque chose
-Oui, oui… celle dont le mari
louait Carnegie Hall juste pour lui faire plaisir ?
- Oui, c’est çà ; la
malheureuse en est morte dans une vocalise… enfin bref , une des deux
chante aussi mal, mais l’autre..
ah ! l’autre !!! J’écoute de
toutes mes oreilles, fasciné. C’est alors que les deux femmes se tournent et se
rapprochent de moi. Sous les satins et les dentelles (car leur costume indique
la même époque que celui de mon guide), au lieu de visages, je vois deux
masques carbonisés dont seuls les yeux, de la place où je me trouve semblent
encore intacts. Non Estournelle , je n’ai jamais vu de cadavres brûlés mais
c’est ainsi que j’ai identifié cette vision de cauchemar.
Les spectres, chantant toujours,
avançaient vers moi ; je distinguais maintenant, avec plus de netteté,
leurs orbites pleins de larmes d’une étrange consistance, c’était à la fois
liquide et brûlant, une sorte de lave sanguinolente qui roulait des paupières
jusque sur les joues craquelées et boursouflées. J’étais pétrifié d’horreur,
incapable de faire un mouvement ; mes deux pieds étaient de béton et mes
genoux en semoule. Mais quand le fantôme à la voix de fausset m’approcha au
point de me toucher, qu’il étendit vers moi une main aux ongles carbonisés, à
la peau racornie et sanglante, ma frayeur fut telle que je retrouvai un reste
d’énergie pour m’enfuir. Je courais à travers les décors ; curieusement je
ne bousculais ni ne renversais rien ; je passais littéralement au travers
des objets. Je ne me souviens pas avoir ouvert la porte. Je me retrouvai dans
la tour dont je dévalai les escaliers sans songer à prendre la direction de mes
appartements. Les marches vermoulues se sont brisées sous mes pas et c’est sur
le dos, les reins douloureux que j’ai atterri à la porte qui donne sur la cour
et je me suis sauvé dans la nuit.
Le lendemain, c’est le froid qui
m’a réveillé dans les anciennes cuisines du rez-de-chaussée, me demandant si
j’avais vraiment vécu cette horreur ou si c’était un cauchemar. Dans ce cas,
j’étais atteint de somnambulisme, les douleurs et les nombreuses ecchymoses
dont je souffrais en étaient la preuve. Ni l’une ni l’autre perspective ne me
souriaient vraiment. L’esprit embrouillé
je suis remonté me coucher et j’ai dormi jusqu’à midi.
A mon réveil, un peu remis de mes
émotions, la curiosité m’a poussé à retourner dans la tour ; j’espérais y
trouver une réponse cohérente aux questions que je me posais. Mais si j’ai bien
vu les marches brisées, en revanche il n’y avait aucune trace de porte ;
puis après avoir fait le tour de la maison, je dus me rendre à l’évidence, il
n’existe aucun bâtiment, même caché dans la broussaille, même en ruine, de ce
côté. Aussi vous comprendrez , Estournelle, pourquoi j’étais troublé quand pour
la première fois vous avez parlé du théâtre.
« Il y a de quoi je dois
dire, Mais avez-vous fait ce rêve avant ou après le début de mon
récit ? »
« Avant, j’en suis
certain ! »
« Et depuis ? »
« Depuis, rien d’aussi net.
J’entends parfois les pas dans la nuit, mais je dois avouer que je n’ai pas eu
le courage de suivre à nouveau le fantôme… Voilà que je vous en parle comme
s’il existait !… pourtant je ne sais toujours pas si oui ou non il s’agit
d’un cauchemar. Dans ce cas et si vraiment je suis somnambule, je devrai
envisager de me faire soigner et si je ne l’ai pas déjà fait… c’est à cause de
la musique. »
« La musique ? »
« Oui, ces chants que j’ai
entendus… Les airs me poursuivent, je les ai sans cesse dans la tête… Il faut
que j’écrive cette musique, je sens qu’il le faut Peut-être est-ce une aide que le ciel
m’envoie pour m’aider à composer. »
2 commentaires:
que n'as-tu réussi à enregistrer ces chants, ces musiques qui semblent si envoutants....!
Pas dur, Agnès.... tout l'Opéra Baroque: Monteverdi, Vivaldi, Haendel.
Mon histoire se passe plus tôt, je sais mais c'est à peu près ça.
Il faut écouter Jaruski aussi pour avoir une idée.
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