La petite arrive en effet à l’âge où l’on commence à faire comprendre aux filles qu’elles ne peuvent plus se comporter comme ces garçons dont, dans la petite enfance, elles partageaient les jeux, jeux qui désormais leur sont interdits même si elles y sont adroites ; même si, jouant aux amazones, cette inquiétante jeune personne fait voler les flèches par dessus les arbres. Le moment est venu de donner et sans rechigner, arc et flèches à leurs frères, à leurs cousins ou aux amis de ces derniers qu’on leur destine pour époux ,car le temps des Amazones n’est pas encore venu pour Geneviève . Les hommes du modèle de Georges ne cesseront jamais de craindre le pouvoir des femmes et de tenter de le réduire; ceux du modèle de Jacques (le prince, le chevalier, portrait du petit-fils de son cœur), seront toujours prêts, en revanche, à prêter leur arc et leurs flèches. « Nous jouerons chacun à notre tour, » dit le gentil garçon.
L’arc et les flèches sont un symbole, comme aussi les abricots qui vont toujours par paire et qu’on donne aux garçons alors qu’on en prive la fillette. « Georges en a deux, comme toi », dit Dormère à Jacques. Sophie n’est sans doute pas consciente de ce qu’elle écrit et Dormère en affirmant que la petite a mangé les abricots réservés à son fils, l’accuse-t-il d’avoir voulu émasculer le garçon auquel on la destine ? C’est plutôt dans ces images qu’il faut chercher les fantasmes ignorés de Sophie de Ségur, que dans les scènes de fouet qu’on lui a tant reprochées.
Des femmes indépendantes, on en voit passer parfois dans ses romans; elles sont veuves ou célibataires, détentrices d’une fortune qu’elles savent gérer et Sophie leur fait prendre en main l’éducation des plus jeunes, avec l’accord des parents, ou sans .
Sophie qui ne savait pas qu’elle était féministe, aime à brouiller les pistes, quand elle tient des propos que son entourage pourrait lui reprocher. Déjà, elle s’est faite âne, garçon simplet, général volcanique ; elle a donné de la voix dans tous ses romans, après des années de silence, quand une laryngite chronique l’avait rendue muette. A quoi bon parler, d’ailleurs, quand depuis l’enfance on doit se taire , quand on doit toujours obéir ? Elle est passée, Sophie, de la tyrannie de sa mère à celle de son mari sans jamais pouvoir exprimer une volonté bien à elle. Vers la trentaine pourtant, elle osé un choix rebelle : quitter Paris pour vivre à la campagne ; l’été fini, elle a refusé de quitter les Nouettes , car elle déteste la capitale où elle doit supporter les humeurs de sa belle-mère et les frasques de son époux, ce bel Eugène qui la trompe assidûment avec tout ce qu’il rencontre de jupons, femmes du monde et du demi-monde, servantes et filles de ferme que Sophie renvoie, la mort dans l’âme, faute de pouvoir renvoyer ce mari qui lui reproche, en outre de ne pas savoir tenir son rang. Ce rang qu’elle tient pourtant en jouant ce mauvais personnage de l’aristocrate qui punit celle dont la condition ne lui permet pas de refuser les « faveurs » du « maître ». Condition pas si différente de la sienne puisque en cas de séparation, les Ségur lui prendraient tout : enfants, domaine , argent ; tel est le statut des femmes dans le monde où elle vit . Mais il est vrai qu’il arrive à la jeune femme envieuse de l’indépendance des hommes, de négliger les convenances, les mondanités et jusqu’à ses devoirs conjugaux .Une colère tartare s’est alors emparée de Sophie et a fait céder un comte de Ségur, furieux C’est une petite vague annonciatrice de la grande marée qui, vers la cinquantaine, fera de la comtesse rebelle et brimée une romancière à succès!
2 commentaires:
On (je) bouillonne avec Elle. Qu'est-ce qu'on lui en a fait avaler, des couleuvres, à Sophie !
Curieusement, certaines vies de femmes ne sont pas si différentes de la sienne. Je repense à un livre d'Annie Ernaux qui s'appelle "La femme gelée". Ce texte m'est venu à l'esprit en lisant le tien.
A ceci près qu'Annie Ernaux n'a pas vécu au XIX° siècle dans un milieu ultracatholique et aristocrate.
Imagine l'énergie qu'il nui a fallu pour survivre à sa mère, à son mari et plus tard à son évêque bigot de fils. Sans parler de son éditeur!
Dieu sait que ces romans me faisaient suer quand j'étais gosse!
mais quand il y a une dizaine d'années j'ai découvert la personne, elle est devenue une amie et un soutien dans les périodes moroses.
PP
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