Dans un petit village du Thymerais, non loin d’ici, il y avait trois bons
copains ; je ne vous dirai ni le nom du village, ni le nom des
copains : certaines aventures méritent la discrétion.
Leur grand
plaisir était la chasse qui les faisait attendre l’automne et l’ouverture avec
impatience. Ils n’étaient pas des maniaques du tableau de chasse ;
plusieurs rangées de cadavres à poils ou à plumes ne les rendaient pas
particulièrement fiers et le gibier n’avait pas à redouter leurs exploits. Ils
étaient juste trois amis, heureux de marcher à travers la campagne en regardant
courir en tous sens leurs chiens de tailles et de pelages variés, de races
incertaines et d’une obéissance aussi hasardeuse que leurs origines.
Un matin
d’automne, on ne sait plus de quelle année, mais ceux qui ont bonne mémoire
n’ont pas oublié ; un matin donc, ils partirent revêtus de leurs costumes
tout neufs de Rambos agricoles. Un brouillard épais noyait la campagne, mais comme
il arrive souvent, cette grisaille promettait une belle journée. Ils marchèrent
toute la matinée sans rencontrer beaucoup de gibier ; ils laissaient
s’échapper leurs chiens, appelaient, sifflaient, tiraient de temps à autre un
coup de fusil sur quelque fantôme de lièvre ou de perdrix. Alors un des chiens,
ou les trois à la fois, partait comme une flèche dans n’importe quelle
direction et rapportait un caillou, un bâton, voire une vieille godasse. Chiens
et hommes étaient si joyeux que le
soleil eut envie de se lever et de percer les nuages ; à présent, on
voyait mieux le paysage à peine vallonné, dont les verts et les bruns
s’estompaient dans une brume lumineuse et bleutée. Il était midi passé quand
nos compères atteignirent un certain petit bois ; il commençait à faire
faim et soif aussi, les gibecières étaient lourdes. Oh, pas de gibier bien
évidemment, mais des victuailles emportées. Leurs vêtements étaient humides de
tout le brouillard traversé dans la matinée et ils avaient un peu froid en
dépit du soleil maintenant haut dans le ciel. Mais, n’est-ce pas, c’était un
soleil de novembre et en cette saison, il ne faut pas trop lui en demander, au
soleil. Il ne réchauffait pas les abords du bosquet. Quelques dizaines de
mètres plus loin, au milieu d’un champ, émergeaient deux grosses pierres
plates, bien ensoleillées, elles.
-« Allons nous installer sur les pierres, suggéra un des
chasseurs. »-
-« Bonne
idée, dit un autre ; il y fera plus chaud qu’ici et nous pourrons nous
sécher. »-
-« Sur
les Pierres du Diable ? ricana le troisième, vous n’avez peur de rien vous
autres… »-
Et nos trois
compères, mécréants comme tout, de rire et de plaisanter en avançant dans la
terre labourée. Puis les voilà, assis sur les pierres, déballant bouteilles,
pâtés, saucissons, pain croustillant, mêlant et partageant leurs provisions,
chacun vantant les talents de cuisinière des épouses des deux autres. Or, nous
étions fin novembre, et comme vous ne l’ignorez pas, ces pierres comme toutes
celles de leur espèce, tournent le soir de Noël pendant la messe de minuit, au
moment de l’élévation, afin de tenter ceux qui voudraient entrer là pour
s’emparer des richesses accumulées sous terre par la Diable. Lequel doit par
conséquent, pendant toute la période de l’Avent, s’assurer du bon
fonctionnement de ses huisseries. Car il est consciencieux le Diable ! Que
la cupidité coince un mortel entre deux pierres, soit ! mais pas quelques
petits cailloux ou mottes de terre encastrés dans la machinerie. Cela ferait
désordre et que diraient les gens ? On en raconte bien assez à son sujet.
Ce dimanche
donc, le diable se trouvait justement sous les pierres du pique-nique,
accompagné de son personnel de maintenance, quand nos trois compères vinrent
s’y chauffer au soleil. Le soleil n’était pas seul à les chauffer ;
plusieurs godets de vin nouveau, plus un petit calva pour remplacer le café
absent avaient rempli leurs corps de béatitude et leurs cerveaux d’un humour
discutable mais qui les faisait bien rire. Le Diable particulièrement, sans doute
en raison du lieu où ils se trouvaient, excitait leur verve. Ils plaisantaient
son teint, ses sabots, sa queue, ses cornes surtout qui le calva aidant, les
faisaient hurler de rire.
Sous les pierres, on riait moins :
-« Je vous en ferai porter, moi, des cornes »-,
grinçait le Diable déjà passablement énervé de devoir attendre le départ des
trois énergumènes pour faire fonctionner sa machinerie. De plus, ces propos
irrévérencieux étaient tenus devant son petit personnel. Cela valait une
punition à la mesure de l’offense. Rentré chez lui, en vérifiant ses registres,
le Diable dut constater que des cornes, ils en portaient depuis longtemps sans
qu’il ait eu besoin d’intervenir.
« Triste
époque, soupira-t-il tout en cherchant dans ses grimoires comment châtier les
insolents. »
Noël arriva.
Cette année là, le village et ses habitants étaient en effervescence, car pour
la première fois depuis qu’on avait rouvert l’église (après une fermeture de
plus de vingt ans) la messe de minuit aurait lieu ici même. L’obtenir n’avait
pas été un mince affaire ; le village est minuscule et quand il n’est qu’un prêtre pour desservir
une dizaine de paroisses, on réserve ces cérémonies exceptionnelles aux églises
les plus importantes. Mais on avait insisté, écrit à l’évêché, argué d’événements
aussi miraculeux qu’imprécis dont l’anniversaire serait tombé cette année là,
et on avait fini par obtenir cette messe tant désirée. Tous les villageois s’en
étaient mêlés, y compris les moins dévots d’entre eux qui se voyaient
maintenant tenus d’aller prier avec les autres.
Nos trois
compères ne se sentaient pas le moins du monde concernés. Vous l’avez compris,
c’étaient des esprits forts ; ils plaisantaient le Diable et ne croyaient
guère en Dieu. Ils laissèrent leurs épouses et leurs enfants aller admirer la
crèche et chanter en chœur. Eux, les hommes, en attendant le repas de Noël, se
réunirent au coin d’une cheminée devant quelques alcools propres à leur faire
prendre patience. Et commencèrent les récits pas très nouveaux, mais dont ils
ne se lassaient jamais de leurs exploits cynégétiques.
Lequel des
trois alla vers la fenêtre. Lequel eut chaud et demanda qu’on ouvrit ? peu
importe… Ils avaient tous les trois le nez dehors quand ils virent passer la
Créature : une de ces filles comme ils n’en voyaient que dans les pages de
lingerie des Redoutables Catalogues ! ils ne furent jamais d’accord pour
dire si elle était blonde, rousse ou brune, mais c’est avec un bel ensemble
qu’ils sortirent et la suivirent. Elle chantait tout en marchant et ses hanches
ondulaient au rythme de la mélodie. Nos trois gaillards avaient oublié le
réveillon et s’avançaient dans l’air glacial. C’était une belle nuit bleu
clair, la lune montrait son premier quartier et l’on pouvait distinguer toutes
les constellations. A vrai dire, les chasseurs ne regardaient pas le
ciel : ils suivaient, aimantés, la fille qui de temps à autre se
retournait pour leur sourire.
Bientôt les
maisons furent loin derrière eux ; puis ils se trouvèrent au milieu des
champs, la terre gelée était dure et ils se tordaient les pieds dans les
labours. Ils marchaient toujours ; ils dépassèrent le bosquet et soudain,
ils furent devant les pierres. Elles n’avaient pas leur aspect habituel de gros
sauriens paisibles ; elles se dressaient très haut, noires contre le ciel
bleu marine, comme de grandes mâchoires, découvrant l’entrée d’une grotte d’où
partait un corridor lumineux, qui s’enfonçait en pente douce vers le sous-sol.
La Créature s’y engagea, nos trois chenapans à sa suite. Il faisait tiède dans
le couloir après le froid sec de la route, des musiques douces et des odeurs
capiteuses montaient des profondeurs. Les deux premiers chasseurs amorçaient le
descente, quand le dernier eut l’idée de se retourner ; ce qu’il vit lui
fit pousser un cri : le ciel derrière eux n’était plus qu’un mince filet
violacé : les pierres se refermaient lentement sur eux. De terreur ils
oublièrent la fille, la musique et les parfums et se précipitèrent vers la
sortie. Ils durent ramper ; ils éprouvèrent le poids des pierres qui
pesaient sur leur dos et sur leurs reins. Le haut de leurs corps parvint à
l’air libre mais le bas était encore coincé. Il leur revint alors à la
mémoire les plaisanteries qu’ils avaient
faites sur ces mêmes pierres quelques semaines plus tôt et ils se mirent à
prier Dieu. Lequel pensant avec juste raison
que s’ils étaient venus l’invoquer à sa messe au lieu de suivre une
fille dont au moins lui, Dieu, savait d’où elle sortait, ils ne se trouveraient
pas dans cet embarras. Il décida, pour une fois bien d’accord avec son pire
ennemi, de les laisser se débrouiller.
Il leur fallut
pour s’extirper du piège, abandonner chaussures et pantalons, et c’est pieds
nus et bannière au vent qu’ils durent rentrer au village.
Leur arrivée
fut loin d’être discrète ; c’est un si petit village que toutes les
maisons font peu ou prou face à l’église. Tout le monde sortait de la messe
quand ils regagnèrent leurs maisons, fort en peine d’expliquer leur tenue pour
le moins inhabituelle en un soir de Noël. Ils tentèrent de parles du diable et
des pierres, mais on mit sur le compte de l’alcool de fruit leur récit
embrouillé.
Il leur fallut
pas mal d’années et encore… en veillant à leur conduite et à leurs propos pour
retrouver un peu de crédit, sinon auprès de leurs épouses qui n’omirent jamais
de leur rappeler l’humiliation subie, mais du moins auprès de leurs
concitoyens…. Les Pierres du Diable ? Jamais ils ne retournèrent chasser
de ce côté ; pas davantage ne leur revint l’idée de plaisanter leur
propriétaire.
.
1 commentaire:
Quelle savoureuse nouvelle. Merci !
Enregistrer un commentaire