Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

samedi 14 décembre 2013

SDF


Un couple avançait dans la ville noire et luisante de pluie. A chaque carrefour une bourrasque les faisait frissonner. Leurs vêtements, décents, n’étaient pas adaptés au froid de Décembre. Chez eux, les nuits étaient glaciales parfois, mais pas, humides comme ici. D’une main il tenait un sac à demi plein de tout ce qu’ils possédaient au monde, et de l’autre, il remorquait Myriam, fatiguée un peu plus à chaque pas. Il était perdu ; le fleuve sur sa gauche coupait la ville en deux. Fallait-il ou non le traverser ?
Myriam, qui était déjà venue dans cette ville savait probablement où ils se trouvaient, mais depuis des semaines, elle ne parlait plus. Elle survivait… parce qu’il la surveillait. Elle n’ouvrait la bouche que pour absorber le peu de nourriture qu’il l’obligeait à prendre. Pour qu’elle vive ; elle et l’enfant qui allait naître. Cet enfant dont elle ne voulait pas ; cet enfant qu’il ne lui avait pas fait.
Pourtant il l’aimait, Myriam. Depuis qu’elle était née, là-bas, dans leurs montagnes au soleil. Il était déjà grand, alors : dix ans peut-être ? Tout de suite il avait désiré la protéger. Bébé, il aimait à la garder lorsque sa mère s’absentait ; il la berçait, lui chantait des airs anciens que sa grand-mère lui avait appris. Il avait guidé ses premiers pas, protégé son entrée à l’école.
Alors qu’elle devenait une élève brillante, il avait cessé d’étudier pour travailler avec son père. Travailler le bois… Des portes, des fenêtres, des étagères, un cercueil à l’occasion, des charpentes aussi, et de temps à autre, rarement car les gens du pays étaient pauvres, ce que l’un et l’autre préféraient, un beau meuble. Youssef aimait ce métier, ses gestes, son odeur. Puis Myriam avait quitté le village pour la ville où se trouvait le lycée ; pour entrer à l’université elle avait poussé jusqu’à la capitale ; elle avait fini ses études à l’étranger où elle avait trouvé du travail. Quand elle était revenue, pour de brèves vacances, elle était journaliste. Youssef, de loin suivait sa carrière, lisait ses articles. Il n’approuvait pas toujours ses idées mais les trouvait cependant généreuses.
Et puis il y avait eu les élections : ce parti religieux porté au pouvoir par une population  révoltée par la corruption du gouvernement. Bientôt, on avait vu le revers de la médaille : les religieux, fanatiques, voulaient tout contrôler, tout soumettre et principalement les femmes. Celles surtout qui comme Myriam prenaient la plume et la parole pour défendre leurs sœurs. Les menaces avaient commencé, l’intimidation. Il y eut les premiers assassinats ; Myriam y échappa de justesse. Alors, elle revint au village. Elle se montrait peu mais continuait à écrire. Youssef lui avait demandé d’arrêter au moins pour un temps, mais elle avait refusé. Elle voulait lutter. Elle se croyait en sécurité dans ces montagnes reculées, au milieu des gens qui l’avaient vu grandir. Elle dédaignait les vêtements traditionnels qu’on imposait aux autres femmes et s’obstinait à porter des jeans.
Un soir, rentrant d’un chantier qu’il avait à quelques kilomètres de chez lui, Youssef vit de loin une fumée insolite. C’était la maison de Myriam qui achevait de se consumer. Myriam, sa mère et ses sœurs gisaient inanimées ; les traces de viol et de coups n’étaient que trop visibles ; le père et le frère, pour avoir voulu les défendre, étaient morts, atrocement mutilés. Youssef vit que Myriam respirait encore. Il fit un couchage de fortune dans sa camionnette, rassembla quelques vêtements et en dépit des prières de ses parents, s’en fut, emportant Myriam.
Loin, très loin dans la montagne, Youssef connaissait un berger. Autrefois, il avait été un savant, puis il avait fui les hommes et leurs folies, d’abord au village où Youssef enfant l’avait connu, puis loin, encore plus loin. Quand il ne soignait pas ses moutons, il écrivait, méditait ; il connaissait aussi les vertus des plantes. Il accueillit les fugitifs, qui restèrent cachés, le temps que la jeune femme se rétablisse. En attendant, Youssef organisait leur départ pour l’étranger.
De cars branlants en cales de bateaux, de fourgons de trains en véhicules cahotants, il avait traîné Myriam absente et silencieuse jusqu’à cette ville glacée et inhospitalière. Quand elle avait vu son ventre s’arrondir, elle avait eu une crise de désespoir et de révolte. Ils étaient alors dans une situation telle qu’il était impossible d’interrompre la grossesse sans risquer la vie de Myriam. Elle avait voulu se tuer, Youssef avait pu l’en empêcher ; alors, muette, elle l’avait suivi. Elle marchait derrière lui, silencieuse, rien ne la concernait plus. Dormait-elle quand elle fermait les yeux ?
Ils marchaient le long des quais sans rencontrer âme qui vive. Des voitures les croisaient faisant gicler l’eau de la chaussée humide, les éclaboussant quand ils étaient trop près. Myriam, sans une plainte portait de temps à autre les mains à son ventre. Youssef s’affolait ; elle n’allait tout de même pas accoucher là, sur le trottoir…. !
Il y eut un pont, et de l’autre côté du pont, au pied de la silhouette noire de la grande église aux flèches pointues, des lumières… Youssef reprit courage, il sourit à Myriam en l’entraînant dans cette direction :
-« Allez, encore un effort… Il y a du monde là-bas, on va nous aider… »-
Péniblement, sous les bourrasques, ils traversèrent le pont. Devant la cathédrale, une vaste tente était éclairée. On avait planté là un brillant décor d’ampoules multicolores et de sapins givrés. Partout des étoiles artificielles remplaçaient celles que le ciel refusait de montrer. Une musique douce se répandait partout mais aucun être humain ne se montrait. Youssef fit le tour de la tente tandis que Myriam épuisée se laissait choir au pied d’un réverbère .
-« Elle ne peut pas accoucher comme ça, dans la rue, rageait Youssef. Il faut que je rentre là-dedans ! »-
Tout était clos mais il trouva entre deux panneaux de toile, un interstice qu’il put agrandir. Retournant chercher sa compagne qui pouvait à peine avancer, il la fit entrer.
Enfin il faisait chaud !  ils marchaient sur de la paille bien sèche  et une odeur d’animaux sains leur rappela le village. Dans la pénombre, ils distinguèrent des moutons, un âne, un boeuf. Alors là, sur la paille, au milieu des animaux, Myriam à bout de forces s’étendit et sans l’aide de Youssef qui cherchait partout de quoi venir à son secours, en un rien de temps, sans un cri, sans une plainte, elle mit au monde son bébé. Dont elle détourna la tête….
Youssef était revenu, portant un seau d’eau froide. Il remit un peu d’ordre et de propreté, donna à Myriam du linge sec. Elle se changea mais ne toucha pas au bébé qui hurlait de tout ses poumons ; Youssef l’emmaillota  dans ses propres sous-vêtements. Et puis, il fallait le nourrir… Heureusement le bœuf était une vache ; encore fallait-il la traire et dans quel récipient ?
-« Myriam…Je t’en prie… ce bébé va mourir ! Je t’en prie, donne-lui le sein ! »
Myriam avait fermé les yeux…
L’âne et la vache, intrigués, penchaient leurs grosses têtes sur le bébé ; leur souffle le réchauffait, mais il avait faim. Il hurlait, couvrant les voix angéliques qui dans les hauts parleurs chantaient : « Il est né le Divin Enfant… »
Une cloche sonna un coup, puis deux, puis trois….puis douze…
Myriam ouvrit les yeux, elle pleurait… Elle tourna la tête vers le bébé, tout petit, tout rouge, qui s’agitait, qui hurlait devant Youssef impuissant… Les yeux de Myriam et des animaux se croisèrent… Qu’y lut-elle ?
Elle se redressa, se cala dans la paille, ouvrit ses vêtements, prit le bébé, et lui donna le sein…

1 commentaire:

manouche a dit…

Beau récit de nativité...

Les Chouchous