Un conte de la pluie et du temps.
Il pleut ; depuis des jours, il pleut…. Un crachin breton embrume le paysage et ruisselle sur les vitres d’une cuisine, la cuisine d’un château, seule pièce un peu tiède de la vaste maison. Une femme s’y est réfugiée, un femme à qui le froid jamais n’a fait peur, mais qui, peut-être, en vieillissant devient frileuse. Il pleut sur un printemps qui tarde, sur un hiver qui ne veut pas finir; un hiver pas vraiment froid, mais gris , à l’humidité insidieuse qui se glisse jusque dans les draps et fait fumer les cheminées. Rien à voir avec les hivers gelés et lumineux de son enfance . Tout comme ce bortsch, qu’en l’absence de la cuisinière, elle a confectionné elle-même et dont elle ne retrouve pas la saveur aigre-douce, avec des choux bretons, par un hiver breton .La Russie est si loin et lointaines sont les berces géantes dont on faisait mariner les feuilles pour donner à la soupe ce rien d’acidité qui aujourd’hui fait défaut.
Le temps ressemble à sa vie : une longue grisaille traversée de douleurs fulgurantes et puis des embellies… Elle attend l’embellie, elle attend le printemps, le chant du coucou annonciateur de la fin des gelées. Le coucou chantera, le printemps reviendra avec les hirondelles, car le beau temps revient toujours. Mais reviendra-t-il cette année pour elle ?
Elle se sent vieille parfois ; elle ne pense pas pouvoir écrire encore un nouveau roman, mais elle se trompe ; son imagination n’est pas en panne, mais seulement encombrée de saints et de personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament, puisqu’elle travaille selon le conseil de Mgr Gaston de Ségur, son fils bien-aimé, à une Histoire Sainte, qu’elle fera suivre d’une Vie des Saints…, des ouvrages destinés aux enfants…, à ses petits-enfants…, à tous les enfants.
Sa fille Sabine va mourir de tuberculose , Camille, sa petite fille modèle est sur le point d’accoucher ; une nouvelle génération va remplacer l’ancienne… après la pluie, le beau temps? Soudain, cette créativité qui ne faisait que sommeiller s’empare d’elle. Une histoire va naître ; elle compte bien la terminer avant l’automne.
En effet, c’est Sophie de Ségur, « née Rostopchine », qui dans la cuisine du château de sa fille Henriette se réconforte de soupe au chou en regardant tomber la pluie et en rêvant aux personnages qu’elle va inventer et à l’histoire qu’elle va leur faire vivre.
Elle a toujours écrit « au fil de la plume », tout comme naguère elle racontait à Camille et à Madeleine les aventures de Blondine ou du Bon Petit Henri. Pauvre Camille qu’il faudrait bien aider à se défaire d’un mariage calamiteux, pauvre Madeleine que l’exemple de sa sœur conduira au couvent ! Et pauvre Sophie, victime de nos jours encore des idées de son temps : elle fut et doit rester l’impeccable aïeule, enguirlandée de petits-enfants qu’elle gâte ou éduque tour à tour. Mais la splendide, la blonde jeune femme pétulante, amoureuse de la vie et de son mari a dû, trompée, bafouée, se retirer dans l’ombre et le silence d'une chambre de malade. De ce mutisme dans lequel elle s’était réfugiée, elle n'est sortie que la cinquantaine révolue avec la voix tonitruante d’un âne.
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