Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

mercredi 26 mai 2010

En passant par la Lorraine

Jean Markale – Le Périple de St Colomban – p.115


La tradition populaire de la Lorraine, et particulièrement celle des pays proches des Vosges, a gardé des cultes anciens d’abondants et surprenants vestiges. « Car la Lorraine, on l’oublie trop souvent, fut et reste une terre celtique, pays des Mediomatrices (dont le centre était Divodurnum, la cité consacrée aux dieux : Metz) et des Leuci (dont le centre était Tulum Leucorum : Toul). Lorsque le peuple de la Terre du Milieu (Mediomatrices) et le Peuple-Lumière (Leuci) faisaient brûler les feux de Belisama pour la fête de Beltaine (1° Mai), ils purifiaient le monde de la noirceur de la nuit de Walpurgis… Nous faisons de même en brûlant les feux de la Saint-Jean qui sont la résurgence directe (même si décalée dans le temps) des feux de Beltaine. » - Jean-Paul Ronecker et Samir Bouadi, préface pour « en passant par la Lorraine mystérieuse », numéro spécial de la revue du Collège de mythologie populaire Lorraine, Nancy, mai 1988.
On ne peut guère négliger un lieu-dit du noms de Tomblaine (Meurthe et Moselle), près d’un gué sur la Meurthe, un peu en amont de Nancy. Là, se dressait autrefois un tertre qui a été rasé pour cause d’urbanisme, mais qui est un ancien Tum-Belen, tout comme l’ilôt de Tombelaine, au large du Mont-Saint-Michel de Normandie. Le nom de Tomblaine ou Tombelaine (ce dernier terme étant l’appellation primitive du Mont-Saint-Michel avant sa christianisation) signifie « tertre de Belen » et se réfère à un culte rendu à la divinité lumineuse des Celtes, ceBelenos, épithète qui a laissé bien des traces dans la toponymie gauloise et qu’on retrouve curieusement incorporé à la tradition chrétienne sous le vocable de « saint »Bonnet, dont il existe de nombreuses localisations à travers l’hexagone. Et, ce qui peut paraître surprenant, c’est que le Tomblaine lorrain et le Tombelaine normand se trouvent exactement sur le même parallèle (54 G.7-8). Là-dessus, on serait tenté de formuler des hypothèses qui seraient peut-être hasardeuses, mais qui ne font que renforcer une certitude, celle de la forte implantation, aux époques gauloises et gallo-romaines, d’un culte rendu à une divinité considérée sous son aspect lumineux.
Ce culte est incontestable à Grand, dans les Vosges. Ce nom provient de Grannus, épithète gallo-romaine accolée à celui de dieu gréco-latin Apollon. On sait que Grand (en latin Grannum) était, pendant le haut moyen-âge une agglomération importante et une sorte de lieu sacré pour les habitants de la région. Or, le nom de Grannus possède la même racine celtique que le mot gaélique grian qui signifie « soleil ». Mais il s’agit non pas ici d’un dieu-soleil à proprement parler : Apollon est avant tout le dieu guérisseur, le dieu qui donne la lumière, le dieu qui inspire les poètes – et les musiciens- et qui dévoile l’avenir (à Delphes, par l’entremise de la fameuse Pythie). Ici, le concept de guérison rejoint étroitement celui de l’illumination intérieure : c’est un principe chamanique qui a étté à la base de tout ce qu’on appelle actuellement les « médecines douces ». Mais à ce compte, ce Grannus gallo-romain apparaît bien comme un des multiples visages de cette divinité celtique qu’on appelle Lug, le « Multiple Artisan », le dieu hors fonction qui a laissé son nom à d’innombrables lieux en Europe, tant sur le continent que sur les îles britanniques.
La mémoire populaire, en Lorraine, a conservé le souvenir d’étranges croyances liées à ces liturgies sur lesquelles on ne possède aucune information précise. On sait, par exemple, que les habitants de Remiremont (Vosges) se rendaient, chaque dimanche de la Trinité, à un lieu-dit Croix-Théot (aujourd’hui Croix-Notre-Dame) en lisière de la forêt d’Hérival, afin d’y voir le lever de trois soleils. Mais, pour contempler cet étrange phénomène, il était nécessaire non seulement de se lever de bon matin pour gagner le plus haut sommet de la région, mais de s’être pieusement confessé la veille et être ainsi en « état de grâce ». Tout cela pose certaines questions : « Ce culte solaire est la résurgence d’une très ancienne division de la journée et trois ou quatre moments : levant, zénith, couchant-nuit- et fait écho aux anciennes triades celtiques. Les habitants du canton de Vézelise disaient qu’en ce jour trois sinistres devaient avoir lieu, un pendu, un noyé, un brûlé» .(J.P. Ronecker et Samir Bouadi, voir plus haut). Et cela rappelle de façon étonnante ce qui se passait, vers l’ascension à Agen (Lot-et-Garonne), où l’on faisait rouler, depuis les collines qui dominent la ville, des roues enflammées qui aboutissaient dans les flots de la Garonne. Il y a là un souvenir très net du mystérieux « Dieu à la Roue » de la statuaire gallo-romaine dans un contexte ternaire, typiquement celtique. On se doute bien que le moine irlandais Colomban a exploité ce thème des trois soleils, cette triade celtique pour faire admettre aux gens du peuple le dogme de la sainte Trinité, comme l’avait fait saint Patrick avec le trèfle.
Mais ce culte de la lumière solaire, incontestablement d’origine celtique, est bien particulier. Il ne fait pas oublier que dans toutes les langues celtiques – et germaniques -, le mot qui désigne le soleil est du genre féminin. Or, à Grand, aux temps anciens, avant l’introduction du christianisme, fut également un sanctuaire dédié à une déesse que les inscriptions appellent Solimara. Il est possible d’y voir une « Grande Soleil », et de la confondre avec la parèdre de Belenos, Belisama, la « très lumineuse ». Cependant, dans la tradition locale, cette divinité a une fonction psychopompe : c’est une déesse-jument qui emmène les âmes dans l’autre monde. On retrouve le thème exprimé dans la première branche du Mabinogi gallois, le récit de Pwyll, prince de Dyved, où l’héroïne, Rhiannon (« la royale ») est condamnée injustement à porter sur son dos les visiteurs qui se rendent au mystérieux palais de son époux, et qui n’est autre qu’une citadelle de l’Autre Monde. Et Rhiannon est le strict équivalent de l’irlandaise fée Macha et de la divinité gallo-romaine nommée Epona, toujours représentée chevauchant une jument, ou sous forme de jument elle-même. Et toujours dans les Vosges, à Soulosse-sous-Saint-Elophe, on a retrouvé des vestiges prouvant un culte à cette déesse Solimara, tandis que Soulosse semble bien avoir été un important sanctuaire dédié à la fois à Sucellos ; le dieu au marteau des Gaulois (équivalent du Dagda des épopées irlandaises, porteur d’une massue magique), et à Rosmerta, nom gallo-romain de la Brigit irlandaise, déesse de la fécondité, des arts et des techniques, assimilée par César à la Minerve romaine, et devenue plus tard « sainte » Brigitte de Kildare .
Cette déesse aux divers noms, et souvent triplée à la mode celtique, se présentant généralement sous trois aspects fondamentaux, se retrouve derrière toutes les fées de la tradition populaire. Ainsi à Saint-Dié (Vosges), on racontait que la montagne dite l’Ormont (mont de l’or), qui domine la ville à environ trois kilomètres, est le domaine des fées. Elles résident dans une grotte située sous trois grosses masses de grès de forme cubique connues sous l’appellation de Roches aux Fées. Le rôle de ces fées est bien défini : elles sont là pour protéger la ville de Saint-Dié continuellement menacée d’engloutissement. En effet, d’après cette tenace légende, un lac souterrain se trouve à l’intérieur de la montagne et les eaux du lac exercent une pression constante sur les parois de pierre, risquant de les faire céder et de se répandre dans la vallée. Et, autrefois, le jour de la Saint-Charles, on avait coutume de faire célébrer dans la chapelle de l’hôpital de Saint-Dié une messe pour conjurer cette menace. Puis un membre de la confrérie des forgerons rivait d’un coup de marteau symbolique l’anneau magique – et virtuel – qui entourait la ville. Mais les fées finirent par devenir quelque peu diaboliques et les Roches d’Ormont passèrent bientôt pour être un lieu de sabbat. On a retrouvé en 1938, au pied de ces rochers, une inscription qui prouve qu’en 1555, le 2 février précisément, le jour de la Chandeleur (correspondant à la fête celtique d’Imbolc), se déroula à cet endroit une authentique cérémonie d’exorcisme.
Cette ambiguïté des fées est évidemment la conséquence de la christianisation. Certes à Domfaing (Vosges), elles sont appelées « marraines » et résident aux Roches de Continpierre. Elles ont un rôle protecteur, car par les belles nuits d’été, on les entendait chanter d’harmonieuses mélodies qui couvraient les horribles bruits provenant des Roches de Barmont, à la Chapelle-devant-Bruyères, où le diable menait grand tapage. Mais à Charmois-l’Orgueilleux (Vosges), ces fées semblent fréquenter un personnage assez noir. En effet, sur ce site, on peut voir une sorte de borne, dite « le Grand Mald’heux » (« mauvais dieu »), d’époque indéterminée, où sont représentés un personnage masculin grimaçant et trois jeunes filles aux mains démesurément longues. Il s’agit vraisemblablement d’Orcus , le dieu « noir », équivalent du Dispater dont parle César à propos de la religion gauloise, et qui est devenu ensuite l’ogre des contes populaires, entouré de « prêtresses » qui ne sont plus des fées mais plutôt des sorcières aux pouvoirs maléfiques, comme en témoignent leurs longues mains.
Le « mauvais dieu » est donc présent, sous forme de monstre, parmi des femmes ambigües qui sont les images dégénérées d’antiques divinités. S’il se présente en tant qu’Orcus, il est donc cet Homme Sauvage qui fait peur à ceux qui le rencontrent parce qu’il allie des caractéristiques animales à celles de l’humain. Toujours aux environs de Saint-Dié, au lieu-dit la Charme de l’Ormont, on raconte qu’autrefois, pendant les nuits sombres, on entendait de terrifiants hurlements, ceux d’un être fantastique, le Houeran, géant à barbe rousse hirsute, coiffé d’un large chapeau noir aux bords rabattus et aux yeux de braise, capable de saisir à pleines mains des tisons ardents. Et si son apparence était celle d’un humain, ses jambes étaient celles d’un capriné et son arrière-train était une tête de bouc. C’était évidemment le souvenir d’une divinité préchrétienne ravalée au rang d’être diabolique.
A Boulay (Moselle), cet être rôdait dans les rues de la ville et on lui avait donné le nom de la Masfe (« la Masse »). C’était effectivement, à ce qu’on disait, une masse informe qui avait l’aspect d’un veau, avec des poils très longs et des yeux extraordinairement grands. Mais à Celles-sur-Plaine (Vosges), cet être qui rôdait à minuit, avait l’aspect d’un cheval qu’on appelait le Bian Chevâ, et qui venait boire à une fontaine, près du cimetière. Il ne fallait surtout pas lui adresser la parole, car il était capable d’entraîner l’imprudent interlocuteur vers Brouvelieures (Vosges), au lieu-dit « la Roche du Champignon », où se voit un trou dans le sol, qui passe pour une des entrées de l’enfer.
Mais ce « dieu noir » a souvent l’apparence d’un loup. Le plateau de Malzéville (Meurthe et Moselle), non loin de Nancy, présente une vue aérienne en forme de tête de loup. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il y a, sur ce plateau, de nombreux toponymes qui évoquent le loup. Chez les Celtes, le loup est celui qui initie à la Connaissance, celui qui hurle à la lune (et qui parfois dévore cet astre), et celui qui conduit les défunts dans l’Autre Monde. Il faut alors se souvenir que dans certaines versions de la légende arthurienne, l’enchanteur Merlin fait ses confidences à un certain ermite du nom de Blaise, et que le nom de Blaise est une francisation de gallois Bleidd et de breton Bleiz, signifiant « loup ». De plus, en grec, « loup » se dit lukos (d’où lycanthropie), dont la racine indo-européenne est à l’origine du terme grec signifiant « blanc » ou « brillant » (leukos), épithète qu’on peut facilement reconnaître dans le nom du fameux dieu Lug. Le loup-garou des traditions populaires n’est pas très loin de cette apparence fantastique et néanmoins fantasmatique que prend le Loup dans l’imaginaire. Les fameux « loups-garous » ne seraient-ils pas, dans l’inconscient collectif, les mémorisations d’une état antérieur où les humains et les animaux parlaient le même langage ? A ce compte, le loup-garou, malgré la malédiction qui pèse sur lui, ne serait autre que la réminiscence d’un état antérieur de connaissance qui a été perdu par l’être humain et qui ne se conserve guère que dans le fantasme de la métamorphose. Ainsi s’expliqueraient les hommes-loups, les hommes-ours, les hommes-chavaux (centaures), les femmes-lionnes (les sphynges et non les sphynx), les femmes-cygnes de la mythologie celtique, et tous les autres monstres mi-humains mi-animaux qui sont communs à la plupart des traditions. Quant au loup divin, les exemples abondent en ce sens, il est devenu, sous le couvert de la christianisation, parfois saint Blaise, parfois saint Loup.
Mais ces « monstres » sont inévitablement confrontés à une figuration divine féminine. Dans le christianisme c’est la Vierge Marie qui met son pied sur le serpent, non pas pour l’écraser comme on le répète inconsidérément, mais pour le dominer, le maîtriser. Car le Serpent représente la force tellurique divine – ou diabolique – tandis que la Vierge Marie représente l’énergie cosmique venue du ciel. Au reste, dans la Genèse, le « serpent » est en réalité une « serpente », et le nom du serpent, dans de nombreuses langues, est toujours au féminin. Il s’agit bien d’une serpente, et cette constatation bouscule singulièrement les explications officielles concernant le soi-disant « péché » originel d’Adam et Eve. Il semble qu’il y ait eu, dans ces régions voisines des Vosges, de nombreux cultes dits païens destinés à favoriser l’union du Ciel et de la Terre, du Haut et du Bas, de l’Invisible et du Visible, de l’élément mâle et de l’élément femelle.
Dualité, ambivalence, ambiguïté… Sur la célèbres colline « inspirée » de Sion (Meurthe et Moselle), si chère à Maurice Barrès, et qui fut autrefois Vaudémont, c’est-à-dire Wodani Mons, le « mont de Wotan (Odin) », on sait que fut célébré pendant des siècles le culte de la déesse germanique Herta ou Erda, c’est-à-dire « la Terre », donc une déesse-mère qui avait succédé à une quelconque Anna ou Dana celtique. Or, au milieu du XIX° siècle, des ouvriers employés à des fouilles archéologiques sur la colline de Sion-Vaudémont, mirent à jour une étrange statuette de bronze représentant un personnage à tête de femme, aux cheveux très longs, au corps très féminin, mais au sexe d’homme. Cette colline était-elle un sanctuaire dédié à l’Androgyne primitif ? On serait tenté de le croire.

1 commentaire:

Odile a dit…

J'ai failli ouvrir un cabinet à Tomblaines, finalement ce fut Tonnoy ;-) Mais j'ignorais tout de ce que tu racontes là, c'est très intéressant. Merci.

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