Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

dimanche 20 mars 2016

A la recherche d'une situation



 Ceci est une histoire hautement morale. Oh là là oui, qu’elle est hautement morale ; Vous allez voir. Un. Deux. Trois. Partez !
Il y avait un certain temps après le commencement des temps un petit caillou qui n’était pas satisfait de sa situation dans le monde.
Cependant c’était une situation élevée, pas d’erreur ! Juste en haut d’une grande montagne d’où l’on apercevait l’Asie, l’Europe et l’Afrique, et aussi l’Amérique (par temps clair).
Il avait été posé au milieu de la plate-forme du sommet, tout seul, comme une pomme sur une table, et d’une manière provisoire, pensait-il.
Aussi ne s’inquiéta-t-il pas tout d’abord. Pour se distraire, il regardait le panorama : c’était assez intéressant. Le monde avait l’air d’une carte de géographie coloriée en vert et bleu. Par grand soleil, ça faisait un joli effet. Il y avait aussi les nuages qui nageaient là-dessus comme de gros poissons, le ventre en l’air. De temps en temps ils se serraient les uns contre les autres, et l’on ne voyait plus rien qu’une grande mer grise et dansante sur laquelle la montagne dérivait comme un radeau. Ces soirs-là, le soleil avait l’air de mourir une fois pour toutes. D’autres jours les nuages montaient les uns sur les autres jusqu’à faire une grande pyramide oscillante, et chaviraient d’un coup sur le sommet. Alors il n’y avait plus rien de solide au monde si ce n’est la plate-forme flottant dans l’air flou comme un tapis magique, et le petit caillou dessus. Cela finissait généralement par un grand tintamarre.  Le ciel se fendillait avec un bruit épouvantable et de grosses boules de flammes venaient se cogner la tête contre le rocher. Vous auriez dit des mouches bourdonnant la nuit autour d’une lampe. Le caillou trouvait la chose plutôt amusante… Jusqu’au jour où l’une des boules tapa en plein contre son nez, et il éprouva une drôle de sensation, quelque chose comme un ramollissement général de sa personne. Par bonheur, ça ne dura pas. Seulement, il s’aperçut, l’orage passé, qu’il était collé sur la plate-forme et ne pouvait plus bouger.
Alors il fut pris d’un accès de neurasthénie aiguë. En outre, il y avait exactement 30.293 ans et 17 jours qu’il demeurait là, et il commença de penser qu’On l’avait peut-être oublié. Et s’il ne pouvait plus bouger, c’était un comble ! Avant ce maudit orage il pivotait sur sa base comme une toupie, d’après le vent… Tantôt il apercevait de grandes plaines brumeuses étalées jusqu’à la mer et, comme il avait de bons yeux, il voyait le flot aller et revenir sur la grève, les pêcheurs tendre leurs filets et dans la mer transparente, tout au fond sur le sable, ramper lentement de grosses étoiles rouges. Puis le Vent le poussait d’un autre côté : par là c’étaient des forêts pleines de singes et de serpents boas gros comme le bras, et 30° de plus au couchant des pics innombrables rangés en ordre de bataille, casqués de glace reluisante ; et tout à fait vers le nord la tache grise des grands déserts avec tous les trente-six du mois un homme sur un chameau. Bien entendu, c’était de ce côté-là qu’il était collé.
Il attendit encore un peu pour voir si rien ne venait, juste 1340 ans. Puis il perdit patience et il dit :
« O Vent, toi qui soulèves sans peine les patauds nuages et les chasses à toute allure afin de les faire maigrir… Toi qui siffles, tapes, bouscules et fais vibrer la montagne rien qu’en disant « Ouf »… Essaye un peu de souffler un coup exceptionnel pour me détacher la base car ma situation devient pénible, et je m’ennuie horriblement, tout seul sur cette plate-forme.
-C’t’enfantin à faire, dit le Vent. Mais je ne suis pas sûr que tu ne regrettes pas un jour de m’avoir demandé ça. As-tu bien réfléchi à la chose ?
-J’y ai réfléchi des siècles et des siècles ! cria le petit caillou. Et j’en ai assez ! Et je veux changer de situation ! (Na !)
-A ton aise » , dit le Vent. Puis il prit son élan et souffla un coup exceptionnel sur le sommet de la montagne. Et le petit caillou partit dans l’air, raide comme une balle. Après quoi il amorça une (élégante) trajectoire, traversa deux ou trois nuages en sifflant pire qu’une balle, et plongea dans quelque chose de mou qui était de la neige. Alors il s’arrêta.
Au début il demeura un peu étourdi. C’était le premier voyage qu’il faisait de sa vie et il éprouvait une sorte de vague à l’âme. A la fine il regarda autour de lui : le paysage avait complètement changé. 
Il se trouvait au milieu d’une pente de neige accrochée dans le haut à quelques pointes de rocher. Elle tombait en grands plis dans l’abîme et luisait au soleil comme une robe de soie. Il trouva ça décoratif. Il avait eu bigrement raison de changer de domicile et se dit une foule de choses agréables à lui-même. Sa nouvelle situation était pleine  d’agréments. Comme on était bien, douillettement enfoncé dans la neige fraîche à contempler le panorama ! A vrai dire, celui-ci n’était pas aussi vaste, mais c’était plus reposant. On apercevait juste un bout de plaine bleue entre deux gigantesques coins de glace… De plus, ce soir-là les nuages se bousculèrent au-dessus de lui et il y eut un orage ; mais les boules de feu restèrent à tourner autour des arêtes sans jamais descendre de son côté. Il dormit sur ses deux oreilles, manière de parler bien entendu.
Le lendemain matin, le petit caillou fit une constatation curieuse : il ne pouvait plus bouger ! La neige si douce hier le serrait avec une telle force qu’il en avait mal aux côtes. Il fut horriblement inquiet ! Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Le soleil monta dans le ciel et il s’aperçut que l’étau mollissait peu à peu. Bientôt il fut à l’aise et put remuer, mais il sentit alors quelque chose qui lui chatouillait le nez : c’était une petite goutte d’eau qui s’enfla, commença à dégouliner et devint douche. Or il avait horreur de ça, à cause des rhumes, et il resta trempé toute la journée. Quand vint le soir ce fut bien pis. Il sentit avec ennui toute cette eau se coller à sa peau jusqu’à lui faire une carapace épaisse et dure. Alors il attendit le lever du jour en comptant les heures, et il dit :
« O Soleil ! toi qui t’amuses à faire cuire la terre par-dessus et par-dessous uniquement pour cuivrer la peau des bébés afin que leurs mamans les trouvent plus beaux, toi qui transformes la neige en glace, la glace en eau, l’eau en nuages, et qui détaches les avalanches rien qu’en clignant de l’œil… Essaye un peu de me redécoller la base car ma situation devient pénible et (pour ainsi dire) intolérable !
-C’t’enfantin à faire, dit le Soleil. Mais je ne suis pas sûr que tu ne regrettes pas un jour de m’avoir demandé ça… As-tu bien réfléchi à la chose ?
-J’y ai réfléchi des heures et des heures ! cria le petit caillou. Et j’en ai assez ! Et je veux changer de situation ! (Na !)
-A ton aise », dit le Soleil. Et il commença à taper fort sur la pente et la neige fondit des masses… Soudain le petit caillou démarra de son alvéole et se mit à glisser. D’abord au ralenti, puis un peu vite, puis vite, puis terriblement vite, d’abord sur le dos… sur le nez… les deux ensemble… jusqu’à ressembler à un disque tourbillonnant (lui qui était carré au naturel). La pente remontait vers le ciel jusqu’à 400 kilomètres à l’heure puis s’amincit jusqu’à n’être plus qu’un bande filant entre deux sombres parois, lesquelles se rapprochèrent rapidement à leur tour de sorte que le petit caillou commença à cogner à droite, à taper à gauche, comme une bille dans une bouteille, jusqu’au moment où il vint se ficher entre deux blocs et resta coincé le ventre en l’air.
« Aïe ! Aïe ! Aïe ! gémit-il… Oh là ! Oulah ! »
Il loucha sur son nez regrettablement écorniflé. De plus il avait la peau toute rabotée et une fente inquiétante dans le dos… « Oh là ! Oulah ! »
Il resta ainsi quelques années, à piquer du nez et tâcher de rassembler ses idées, lesquelles étaient restées accrochées de-ci, de-là au-dessus de sa tête. A la fin il examina la situation.
C’était un étroit couloir encaissé entre deux murailles, si hautes que la lumière y pénétrait à peine. Vers le bas on apercevait un petit triangle d’étincelante lumière : un morceau du dos du grand glacier Borbandarcrac luisant au bon soleil. S’il avait pu faire un saut jusque là ! Mais il était joliment coincé ; et personne au monde pour l’aider car le Soleil et même le Vent n’étaient jamais entrés dans cette maudite cave ;
De temps à autre quelque chose craquait là-haut, très haut dans la paroi invisible. C’était une famille qui déménageait. Il y avait d’abord de sourdes explosions, puis le fracas devenait infernal et bientôt apparaissait une grosse pierre ivre, zigzagante, semant derrière elle des bouffées de fumée grise. Elle passait au-dessus de lui en vrombissant, entourée d’une nuée de cailloutis qui sautaient autour d’elle comme des roquets autour d’un autobus. Le cortège s’abattait avec un boucan épouvantable, puis décrivant une dernière pirouette s’éparpillait en gerbe sur le glacier. Une puissante odeur de souffre remontait le long du couloir, tandis que tout en bas sur la neige le gros bloc glissait, glissait désespérément et ne s’arrêtait plus.
Le petit caillou espérait toujours que quelque camarade le heurterait au passage et dans cet espoir 512 années s’écoulèrent. Mais la situation ne s’améliora d’aucune façon .
Tout de même un beau matin il aperçut, comme qui dirait, des mouches sur le dos de Borbandarcrac. Et en y regardant de plus près, il vit que c’étaient des hommes. Alors il se rappela ceux qu’il avait vus dans le temps, quand il était au sommet de la montagne. Il se souvint des pêcheurs tirant leurs filets, et des étoiles rouges au fond de la mer, et tout ça. Peut-être aurait-il mieux valu rester là-haut ? Quoique assurément pouvoir vivre en paix sur le dos de Borbandarcrac était de beaucoup la formule la plus désirable…
Ces hommes-là ne ressemblaient d’ailleurs pas à ceux d’autrefois. Bientôt ils disparurent, cachés par les avancées du rocher, mais environ une heure plus tard il entendit des voix et des chocs sonores. Pas de doute, les hommes montaient vers lui. Ils débouchèrent un peu en-dessous, l’un après l’autre. Ils s’élevaient en lançant de tous côtés les bras et les jambes avec une espèce de frénésie.
Puis l’Homme-de-tête s’arrêta et leva les yeux :
« Zut ! dit-il. Sale fissure… Lisse comme une plaque de verre…
-Il y a une prise, fit l’autre. Caillou coincé…
-… Pas l’air d’tenir, murmura le premier d’un air inquiet.
-Pas l’air d’tenir !… Supporterait un éléphant, mon pauvre ami !… Je passe devant si tu veux…
-Bon… Suffit ! Assure-moi un brin », grommela l’Homme-de-tête.
Soudain le petit caillou pensa que sa situation pourrait bien changer d’un instant à l’autre… Et il se tint prêt.
L’Homme de tête avait glissé un bras et une jambe dans la fissure, et faisait maintenant des efforts considérables avec un visage cramoisi… centimètre par centimètre… et entre chaque centimètre, il soufflait comme une locomotive.. A la fin il fut à portée, donna un bon coup de rein et lança la main droite…
Il y eut alors une suite d’événements confus.
L’Homme-de-tête cria quelque chose à ne pas répéter, tandis que l’autre s’aplatissait pour laisser passer, juste à l’endroit où se trouvait son crâne un quart de seconde auparavent, la chose « qui aurait supporté un éléphant » et qui filait dare dare vers le glacier en sifflant comme un joyeux merle.
Enfin libre !… Il s’amusa à faucher au passage tout un pensionnat de stalactites qui s’effondra derrière lui avec des éclats de vaisselle cassée, puis il percuta le dos de Borbandarcrac, rebondit comme une balle de tennis, dérapa à toute allure sur la glace en tintinnabulant et, pour finir, exécuta un joli plongeon dans un trou plein d’eau verte qui avait l’air d’un œil.
Ploc !
Et comme on n’a jamais plus entendu parler de lui par la suite, je pense qu’il y trouva enfin la situation de ses rêves.


Samivel : Contes à Pic

1 commentaire:

manouche a dit…

Peu de cailloux ont une vie aussi dynamique !

Les Chouchous