Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

vendredi 21 février 2014

Circeline



Il y a longtemps, bien longtemps, pas très loin d’ici entre Beauce et Perche, naquit une petite fille ; la dernière née d’une famille de magiciens qui, en dépit de tous leurs sortilèges n’avait pu engendrer que des garçons. Or, certains de leurs pouvoirs ne pouvaient être transmis que par les femmes ; aussi avait-on craint de les voir disparaître. C’est vous dire si la jeune Circeline était la bienvenue !
Dans les jours qui suivirent la naissance, toute la parenté, tous les proches, magiciens et magiciennes, sorciers et sorcières, fées, enchanteurs, lutins, elfes, tous se réunirent autour du berceau pour doter l’enfant. C’était un ravissant bébé que chacun se faisait une joie de gâter, et comme cette parentèle était nombreuse, Circeline fut bientôt pourvue de tous ,je dis bien TOUS les dons. Et quand les nourrices réclamèrent un peu de repos pour la mère et l’enfant, chacun se disposa à regagner la salle voisine où un festin était préparé.
Alors entra dans la chambre celle qu’on n’attendait pas car on l’avait complètement oubliée : une vieille fée, fort âgée et méchante que personne n’aimait ni ne recherchait. On redouta sa réaction ; déjà son naturel n’était pas bon, en plus, elle était certainement vexée d’avoir été écartée de la fête. On cherchait fébrilement comment conjurer le mauvais sort qu’elle ne manquerait pas de jeter à la petite. Elle s’approcha du berceau avec un mauvais sourire (elle n’en avait pas d’autre), regarda la petite fille, puis l’assemblée qui s’efforçait de garder un air détaché ; alors d’une voix trop suave pour être sans arrière pensée, elle susurra : « Jolie, jolie petite Circeline… on t’a déjà tout donné ! Que me reste-t-il à moi pauvre vieille, à t’offrir en cadeau ? »
Elle fit semblant de réfléchir pendant un moment qui parut bien long. On redoutait le pire ; puis, s’adressant à la parentèle inquiète : « Est-elle encore mortelle ? »
L’assemblée des magiciens, bouche bée dévisagea la vieille fée. « Comment, reprit-elle, aucun d’entre vous n’a pensé à lui offrir l’immortalité ? Quelle chance pour moi ! Je n’espérais pas ma jolie Circeline, pouvoir te gâter ainsi ! »
Et sans laisser à personne le temps de réagir, elle fit au-dessus du berceau les gestes magiques qui confirmaient ses paroles.
L’immortalité !… Personne c’est vrai, n’y avait songé ! Car, si magiciens, sorciers, enchanteurs, parviennent grâce à leurs pouvoirs à une étonnante longévité, parfois de plusieurs siècles, tous sont mortels. La preuve : de nos jours, on n’en rencontre presque plus. L’assemblée était grandement soulagée ; étonnée aussi car il n’était pas dans les habitudes de la vieille de se montrer aussi généreuse. On s’empressait autour d’elle la priant de rester à la fête, mais elle déclina l’invitation et s’éclipsa nos sans émettre lueurs et bruits bizarres qui effrayèrent le bébé. Ceci lui ressemblait déjà plus ! On se congratulait du peu d’importance de l’incident, quand un magicien chenu qui s’était tenu jusque là silencieux et discret, presque invisible dans l’ombre d’une tenture, s’avança devant le feu. Lui aussi on l’avait oublié, bien qu’il ait été invité, car il était respecté pour son savoir et sa grande sagesse. On réalisa alors que lui non plus n’avait pas fait de don. Que lui restait-il à offrir ? Cependant on ne le redoutait pas car sa bonté égalait son savoir. Il s’approcha du berceau et regarda, on se demandait bien pourquoi, le bébé avec commisération.
« Pauvre petite bonne femme ! dit-il avec douceur. Tous les dons et l’immortalité ! Comme cette enfant va s’ennuyer ; la vieille folle ne pouvait pas faire pire ! »
On trouvait autour de lui qu’il exagérait et on se mit à craindre qu’il ne retirât à l’enfant quelque don précieux ; il en avait le pouvoir. Mais il se contenta de dire gentiment : « Je ne peux rien ajouter à ce que tu as reçu ; aussi vais-je t’enlever un petit quelque chose. Oh, presque rien, fit-il rassurant, simplement cette enfant ne pourra jamais chanter. »
Il fit les passes magiques et retourna dans son coin. On se regardait, interloqué ; soulagé aussi ! Un sage comme lui, s’attacher à un pareil détail… on mit sa réaction sur le compte de la sénilité.
Circeline fut un bébé sage. Elle souriait beaucoup, pleurait rarement et criait encore moins : forcément, elle ne pouvait pas élever la voix ! Elle grandit comme une jeune magicienne ordinaire, dans une famille de magiciens ordinaires. Quand elle en eût l’âge, on l’envoya à l’école des magiciens où elle apprit avec facilité. Normal, avec tous ses dons ! Dans cette école, on étudiait bien évidemment les sciences occultes, les philtres magiques et les phases de la lune, mais aussi la lecture, l’écriture, le calcul, le dessin et… le chant ; comme dans les autres écoles.
Circeline dut se joindre à la chorale et connut là ses premières contrariétés. La fillette, qui adorait la musique et les chansons, entonnait avec enthousiasme refrains et couplets mais comme elle n’avait pas plus d’oreille que de voix, elle ne se rendait pas compte qu’elle déraillait. Bien vite on la faisait taire. A la fin du morceau le professeur de chant lui disait : « Fais un effort, Circeline ! Les autres, taisez-vous, Circeline reprendra seule le refrain. » Et la pauvrette de lancer à pleins poumons un fausset chevrotant sous les rires de ses compagnes qui pour être magiciennes n’étaient pas plus tendres que les autres enfants.
« Bon, ça suffit, dit un jour le prof écoeuré. Tu resteras après l’heure, je te ferai travailler. »
Circeline ne prit pas cela comme une punition, au contraire ; elle était enchantée d’avoir une leçon particulière. Leçon qui porta peu de fruits : ni voix , ni oreille, elle dut quitter la chorale. Circeline rentra chez elle le cœur gros ; elle qui réussissait tout sans effort, voilà qu’elle était privée de ce dont elle avait le plus envie. Sa mère voyant son chagrin, jugea qu’il était temps de révéler à sa fille l’enchantement dont elle était victime.
« Ca ne fait rien, dit Circeline quand elle fut au courant, j’apprendrai. J’ai tout le temps puisque je suis immortelle. »
Ce qu’elle fit ! Le fausset de la jeune magicienne découragea plus d’un maître de musique. Mais elle voulait chanter et persévérait dans la recherche de celle ou celui qui délivrerait sa voix prisonnière.
Cependant elle continuait à s’instruire et lisait beaucoup. C’est ainsi qu’elle apprit que loin, très loin, au sud de son pays, il existait une mer dans laquelle vivait des êtres surprenants : les Sirènes. Les Sirènes savaient chanter ; on disait même que leur voix était si belle qu’elle ensorcelait tout voyageur qui les approchait.
« Voilà ce qu’il me faut, se dit Circeline. Ces Sirènes vont m’apprendre le chant. »
Elle n’était plus une enfant quand elle entreprit le long voyage qui devait la mener jusqu’à la Mer des Sirènes. Ce qu’elle fit là-bas, nous n’en savons rien ; toujours est-il que durant son absence, le pays connut quelques années d’une exceptionnelle sécheresse. Puis elle revint ; et l’on doit croire que ni la science, ni le talent, ni même la magie des Sirènes n’ont pu faire éclore la voix de Circeline, puisqu’à son retour, une pluviométrie normale, c’est à dire abondante, reverdit la région.
Et c’est ainsi depuis des siècles ; Circeline cherche sa voix sans jamais la trouver. Vous l’entendez de loin en loin à la radio, à la télé : jolie, pimpante, dansant à la perfection, un filet de voix couvert par l’orchestre et la sono. Brune ou blonde, grande ou petite selon les époques et les modes qu’elle suit scrupuleusement, c’est toujours Circeline. Et puis, la vedette se laisse oublier ; car au nombre de ses dons, Circeline compte la lucidité. Alors elle repart chez ses amies les Sirènes et nous connaissons quelques étés ensoleillés ; puis elle revient à temps pour reconstituer les nappes phréatiques exsangues.
Car jamais, jamais, tout au long de son éternité et en dépit de l’enchantement qu’elle ne peut défaire, Circeline ne renoncera à chanter….
Elle vient d’apprendre que sur un fleuve de l’Est, une certaine Lorelei….
Tant il est vrai que : IL N’EST PAS NECESSAIRE D’ESPERER POUR ENTREPRENDRE, NI DE REUSSIR POUR PESEVERER .

1 commentaire:

manouche a dit…

L'immortalité déjà ce n'est pas drôle mais s'il faut la passer à chanter faux !

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