Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

samedi 15 décembre 2012

Pensées et humeurs d' Estournelle Sansoiseau


Arguments de Poids

Estournelle avait pris l’habitude de noter les pensées des autres ; les grands autres qui les avaient formulées mieux qu’elle n’aurait su le faire. Puis un jour, elle en eut assez d’avancer masquée. Sans cesser de transcrire à mesure qu’elle les rencontrait, ces phrases qu’elle aurait du écrire si elle avait eu leur génie, elle décida de noter ce qu’elle ressentait se demandant si cela l’aiderait à résoudre ses problèmes et entre autre de faire cesser ou au moins d’obtenir une trêve avec elle-même dans cette guerre qu’elle menait contre son physique. Elle n’était pourtant pas mal ; on le lui disait ; parfois même ça lui jouait des tours : des jalousies, des mesquineries,  petites griffures qui n’arriveraient pas à une laide.
La genèse du mal était lointaine. Chez les Sansoiseau, le chic, la distinction étaient la moindre des choses, argent ou pas, on devait se comporter, se vêtir de façon harmonieuse. Leurs métiers étaient  ceux du luxe : mode, couture, coiffure, accessoires. Elles avaient côtoyé le gratin de l’élégance et de la création, le tout assaisonné de l’idée directrice qu’en toute circonstances, il fallait être la première, la meilleure.
De plus Estournelle avait eu vingt ans dans les années au cours desquelles la minceur, il vaudrait mieux dire la maigreur étaient érigée en dogme ; alors forcément, puisqu’il n’y avait pas de chic sans minceur, il lui fallait être mince. Au sortir de l’adolescence, elle commença de suivre des régimes ; tous les régimes. Un jour elle cessa ; elle avait compris l’inanité de l’inanition. Elle ne compta pas les kilos perdus ; ils devaient avoisiner la tonne ! En revanche elle dut compter ceux qu’elle avait gagnés : vingt environ ! Un par année. 
Elle calcula qu’en les perdant au même rythme, c’est aux alentours de sa soixante-dixième années, qu ‘elle retrouverait le poids de ses vingt ans. Elle n’y comptait plus, car sinon résignée, elle était devenue raisonnable. Plus de régime décida-t-elle.
D’ailleurs il était temps car si elle n’était pas devenue cliniquement boulimique, elle en présentait tous les symptômes. Au moindre énervement, au moindre mal être, pour une insomnie de pleine lune, elle bouffait ; il n’y avait pas d’autre mot : bouffer. N’importe quoi ; jusqu’à s’en rendre malade, sans aucun plaisir. Elle ne se faisait pas vomir ; elle trouvait cela par trop dégoûtant… Un reste de bon sens peut-être ?
A chaque crise, elle dormait mal, elle était gonflée, elle n’osait plus se peser de  peur de voir l’aiguille de la balance dépasser les fatidiques soixante-dix kilos. Mais si , grâce à quelques efforts raisonnables, l’aiguille descendait de mettons, deux kilos, elle se bourrait comme une malade. Craignait-elle de se plaire ? De quoi se punissait-elle ?
Un jour, elle décida de planquer la balance ; d’ailleurs, sa salle de bain était étroite, elle butait toujours dedans et puis elle savait qu’on ne doit pas se peser chaque jour … (Oui, mais quand elle ne se pesait pas, elle courait droit à la cata)  Elle la mit hors de sa vue et jura de ne plus s’en servir avant… elle se donnait toujours des dates butoir du genre premier janvier… Elle espérait d’ici là perdre un kilo ou deux simplement en se nourrissant sainement et agréablement.. Oh, elle savait parfaitement comment faire, mais il y avait les accès de bouffe névrotique …. Bof !, se disait-elle, on verra bien…D’ailleurs elle n’était pas grosse, pas encore ; seulement, si elle continuait à avoir des rapports psychédéliques avec la nourriture, elle allait le devenir .
Certains jours, elle se voulait positive, tentait de se poser les bonnes questions. Que voulait-elle au juste ? Que pouvait-elle raisonnablement espérer.
Car les Sansoiseau ne lui avaient pas seulement transmis le devoir de chic, d’élégance et de beauté. Dans leur grande inconséquence, elles lui avaient aussi transmis leur lourde hérédité de dodues. Mais oui, ces femmes si préoccupées de leur apparence, étaient toutes rondes. Il y avait quelques minces du côté de Proctor, mais cet embranchement se moquait pas mal du bon goût. Dommage que les gênes ne se soient pas mélangés !
Et puis elle décida d’apprendre à s’accepter, voire à s’aimer… telle qu’elle était. Elle chercha des images gratifiantes parmi celles qui lui ressemblaient. Elle voulut prendre comme modèles des rondes élégantes ; mais qui étaient-elles ? Certaines comédiennes n’étaient pas des sylphides, oui mais elles vantaient les vertus de saloperies amaigrissantes. Elle n’était pas aidée, Estournelle…
Pour s’accepter, décida-t-elle, il lui fallait se sentir bien ; dans ses vêtements d’abord. Elle élimina de sa garde-robe les tailles quarante et quarante-deux. Puis progressivement, relâcha la ceinture des tailles au-dessus.
Du train où allaient les choses, elle allait devoir envisager de s’habiller en  46 ; ce serait dur ; jamais elle ne trouverait les fringues qu’elle aimait dans cette taille là !Bon, elle n’en était pas encore là. Alors, elle se mit à la couture, espérant arriver à se faire des trucs. Et puis elle découvrit une couturière ; ça tombait bien car elle avait une peur panique des machines à coudre. Enfant, elle avait entendu une ouvrière raconter comment elle avait pris son doigt pour un ourlet et les horreurs qui s’étaient ensuivies . Déjà Proctor et ses accidents à répétitions lui avaient donné la frayeur des voitures ; il avait bien fallu la surmonter car habitant où elle habitait, elle avait du passer son permis. Elle n’allait pas se violenter encore une fois. Et à sa grande surprise, car elle ne s’en croyait pas capable, elle se mit à coudre, découdre, démonter,  remonter, épingler, faufiler, la couturière piquait…
Ensuite, elle élimina… pas les kilos, hélas, mais shorts et bermudas ; déjà quand elle était mince, (et qu’elle se croyait grosse), ce genre de fringues ne l’avantageait pas. Elle aimait le style des filles en short, mais il fallait bien le constater, elle n’en était pas une. Elle en prit un, le mit, et passa la journée à hésiter : je garde… non, je donne… quoique… bof !… L’image que lui renvoyaient miroirs et vitres, n’était pas le meilleure d’elle-même. Pourtant il était bien ce bermuda et pas vraiment trop petit. Alors, le bermuda ne lui allait pas ; voilà tout ! Contrariée, elle bouffa toute la journée ; d’accord, elle avait ses ragnas… mais il ne faut pas cumuler les merdes. Elle lava le froc, remplaça le bouton qu’elle avait fait sauter, (Ah ! elle le trouvait à sa taille ?), le repassa ,  le mit dans le sac destiné aux copines et prit la Grande Résolution du Jour : ne plus se sentir coupable ; de rien ! Surtout pas d’avoir faim…
Faim… Si elle analysait l’envie de manger au lieu de la satisfaire ?
Elle décida de tenir un journal :
Jour 1-
Le cap est bon ; 500gr de plus, quand on se pèse chaque jour, ça va, ça vient… Ou alors, les sardines et coquillettes n’étaient pas une bonne idée…(C’est plutôt ça !). Le potage aussi, était un peu gras et les pommes de terre de l’épicier de luxe sont plus grosses que celles du super marché… On verra demain !
Et c’était tout vu, la suite l’a prouvé :
Jour 2-
Toujours bon cap, mais gare ! On tirait les Rois chez Baladine et Estournelle eut tout faux ! Apéritif, peanuts, charcuterie, pot au feu, galette, café, sucre et chocolat.
Le soir elle n’avait pas faim, (encore heureux !), juste soif ; elle dîna d’une infusion après les excès du déjeuner c’était bien suffisant. Et miracle, il lui restait un gâteau ; elle n’y pensa même pas et quand elle s’en souvint, elle n’y toucha pas.
Jour 3-
En principe, on ne doit jamais sauter un repas. Et quand on n’a pas faim, on fait quoi ? On se force ? Hier au soir, elle n’avait pas faim et pour cause. Mais aujourd’hui, des copains sont venus pour le café ; avec une galette. Le soir elle décida de n’avoir pas faim ; jusqu’à nouvel ordre ; on verrait demain… Peut-être croqua-t-elle une pomme avant de s’endormir.
Jour 4-
En fait, tout allait bien à ceci près qu’elle ne perdait pas un gramme. Elle faisait attention assez pour ne pas grossir. En revanche, pour maigrir, il allait lui falloir serrer la vis d’un tour. Mais elle avait de l’avance puisque elle était au poids qu’elle s’était fixée pour la fin du mois. La journée ne serait pas simple : elle devait déjeuner à Paris avec Baladine.
Jour 5-
Moins 500gr ; Son programme fonctionnait et elle ne se sentait pas brimée. Elle avait même de la marge en cas de délire…
Jour 6-
Encore 500gr de moins ! Tout va bien ! Evidemment, elle se privait un peu, mais en quantité uniquement ; pas en gourmandise ; elle gardait une marge en cas d’imprévu, irréprochable Estournelle !
Mais hélas, le tentation la guettait au dessert ; après des spaghettis, elle ne sut pas résister aux avances d’un pancake. Elle sut se rattraper à l’heure du thé ; elle n’avait pas faim et le prit sec !
Jour 7-
Stationnaire ; elle avait maintenant une bonne marge ! O n’avait jamais vu personne reprendre 2 Kg d’un coup en un seul week-end. Elle pouvait continuer…
Mais ce soir là, ce soir là, la vie était dure : sa petite chienne avait une boule sur une mamelle. Il fallait l’enlever et pour plus de sécurité supprimer trois mamelons ; et faire analyser la boule… Dix jours à attendre… S’empiffrer ne changerait rien… Du calme Estournelle, du calme…
Jour 8-
Elle ne voulut pas s’affoler et décida de considérer ce kilo de plus comme normal et accusa son angoisse plutôt que les lentilles saucisses de la veille ; il ne fallait pas oublier qu’elle était encore un kilo en-dessous de son objectif… On verrait demain… Pour être honnête, elle relut ses menus et dut se rendre à l’évidence, les seuls « légumes » qu’on y voyait étaient pâtes, pommes de terres, riz ou légumineuses ; avoir perdu un kilo dans ces conditions relevait déjà de Lourdes !
Jour 9-
Moins 500gr. Rien à dire… mais ne pas se plaindre si ça remonte demain ! Elle avait concocté un menu de son pays natal, avec chou, lard, tarte aux mirabelles….
Jour 10-
Bilan : 2kg de chute sans trop d’efforts, juste un peu de raison… Bien joué se félicita-t-elle !
Jour 11-
Encore moins 500gr ! Ne pas rendre l’expérience pénible en tentant d’aller plus vite, ne pas oublier qu’elle avait de l’avance ; elle avait atteint le poids qu’elle s’était fixé pour le printemps… Ne pas tenter de performance ; ne pas oublier que trop de contrainte entraîne l’abandon (il est vrai que pas assez aussi), continuer en douceur…
Jour 13-
Estournelle avait mal à l’estomac et son ardeur baissait ; elle avait mangé n’importe quoi : une soupe aux lentilles et du gâteau au chocolat … même pas bon !
Jour 14-
Plus 500gr… Dure journée, moralement… Enfin, elle était finie… elle se jura de ne pas ravager le garde-manger avant de se coucher, mais n’y arriva pas…
Jour 15-
Toujours pas le moral !
Jour 16-
Elle avait failli oublier ses notes et pensa que c’est de cette façon qu’on abandonne…
Jour 17-
Elle ne voulait pas penser à sa chienne ni à son opération. Pour passer le temps, elle essaya tous ses vêtements « d’avant », ses vêtements de la capitale et s’aperçut qu’elle devait continuer ses efforts….
Jour 20-
Gros coup de ras le bol ! Elle eut envie de manger n’importe quoi, et bien entendu, ne résista pas !
Jour 21-
Ce fut vraiment n’importe quoi ! elle bouffa pour bouffer, sans vraie faim et renonça à noter les quantité … C’était « trop » ! Elle avait eu raison de prendre de l’avance parce que se disait-elle, quand on est morphale de nature, il serait utopique de penser changer en un mois… si jamais on pouvait changer….


1 Kilo plus tard, en moins.

Pourvu que ça dure , priait Estournelle ; il faudrait même que ça diminue encore. Elle n’avait pas fait de régime, pas de bouffe intempestive non plus et la veille, au bistrot, au lieu de la glace dont elle avait envie, le déjeuner lui remplissant encore l’estomac, elle avait pris un verre de Badoit ; bel effort !
En revanche, elle trouva sa jolie jupe grise un peu serrée ; celle-là était difficile à élargir. Avec encore deux kilos de moins, elle serait parfaite ; deux kilos, ce n’est pas le bout du monde ! Et son pantalon de velours noir déjà élargi au maximum la serrait aussi…
Estournelle se prescrit une séance de yoga et s’assit à son bureau pour la préparer ; mais écrire n’est pas faire ! Pourtant elle savait la valeur du travail en image mentale. De toute façon, une copine là-haut squattait la chambre d’amis où elle avait l’habitude de pratiquer ; elle n’aurait pas accès à son tapis avant quelques jours.
Bof ! la copine au moins était une présence qui lui éviterait de bouffer n’importe quoi ,n’importe quand. Estournelle la connaissait peu mais elle semblait charmante et Flegmatic hier, lui avait raconté sa vie comme personne jusqu’alors ne l’avait entendu le faire. Allait-elle devenir une copine long terme ? L’avenir le dirait…
Estournelle, renonçant au yoga, retourna finir le polar qu’elle avait commencé…


Quatre jours plus tard…


Et voilà ! elle avait craqué ! Estournelle avait acheté les dernières Pilules Miracle et naturellement, elle avait réussi à ne trouver que celles qui coûtaient trente balles de plus que celles prescrites par son magazine favori… Enfin !… si elles étaient efficaces…
Elle s’était pourtant juré de ne plus rien prendre, de ne plus essayer de maigrir, de s’accepter telle qu’elle était .
D’un autre côté, elle pensait que si les laboratoires et les chercheurs, sachant que la découverte du produit qui rendra mince sans régime ni effort physique vaudra une fortune, tous planchent sur le sujet depuis des décennies et finiront bien par le trouver. A scientifique vaillant, rien d’impossible. Qui guérira le cancer ou le sida aura la gloire, mais qui fera mincir les gros,sera riche. Les enjeux sont d’importance sinon égale, du moins considérable. Arrivée à ce stade de ses réflexions, Estournelle se dit qu’elle verrait bien dans quinze jours ; si elle se sentait mal, elle arrêterait, et si c’était inefficace, elle aurait juste perdu deux cent balles de plus. Et si ça marchait, alors là, si ça marchait, il ne faudrait pas qu’elle se laisse emporter par la joie et qu’elle sache s’arrêter à temps ; ce qu’elle n’avait jamais su faire et c’était la raison des échecs successifs de ses tentatives de régime. En tout cas ces gélules étaient censées augmenter la résistance à la fatigue et de cela elle avait bien besoin. Elle se sentait ramollo fiu depuis pas mal de temps….
« Ramollo Fiu… ténor italien… né à Palerme… accointances avec la mafia… Il est l’amant de Lucie Nogène, la fille à la lampe magique… Le duc de Fourmy-Crohonde voudrait sauter Lucie … il est jaloux du ténor.. il n’ose pas le tuer , il a trop peur de ses relations… »
Si seulement, rêvait Estournelle, je pouvais découvrir les pouvoirs de cette lampe, la suite de l’histoire et les autres personnages….

2 commentaires:

manouche a dit…

Quel combat!

anne des ocreries a dit…

Ah, Pomme, que je me sens coupaaaaable.....(et tu verras bientôt pourquoi !)
Des bises à cette pauvre Estournelle, qui m'est si sympathique. :)

Les Chouchous