Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

jeudi 29 mars 2012

Opéra-Fantôme (25/26)


La musique m’émeut au plus haut point, pourtant je ressens un malaise. Malaise que je finis par identifier ; si la voix d’une des deux femmes est superbe, aérienne et profonde à la fois, l’autre  en revanche chante abominablement mal. Elle s’essouffle dans les aigus où elle ne peut suivre sa partenaire, déraille sur les notes graves ; c’est une chanteuse qui a appris, qui s’évertue mais qui n’a pas de voix. Elle me fait penser à cette américaine , vous savez : cette femme … Florence quelque chose
-Oui, oui… celle dont le mari louait Carnegie Hall juste pour lui faire plaisir ?
- Oui, c’est çà ; la malheureuse en est morte dans une vocalise… enfin bref , une des deux chante aussi  mal, mais l’autre.. ah ! l’autre !!!  J’écoute de toutes mes oreilles, fasciné. C’est alors que les deux femmes se tournent et se rapprochent de moi. Sous les satins et les dentelles (car leur costume indique la même époque que celui de mon guide), au lieu de visages, je vois deux masques carbonisés dont seuls les yeux, de la place où je me trouve semblent encore intacts. Non Estournelle , je n’ai jamais vu de cadavres brûlés mais c’est ainsi que j’ai identifié cette vision de cauchemar.
Les spectres, chantant toujours, avançaient vers moi ; je distinguais maintenant, avec plus de netteté, leurs orbites pleins de larmes d’une étrange consistance, c’était à la fois liquide et brûlant, une sorte de lave sanguinolente qui roulait des paupières jusque sur les joues craquelées et boursouflées. J’étais pétrifié d’horreur, incapable de faire un mouvement ; mes deux pieds étaient de béton et mes genoux en semoule. Mais quand le fantôme à la voix de fausset m’approcha au point de me toucher, qu’il étendit vers moi une main aux ongles carbonisés, à la peau racornie et sanglante, ma frayeur fut telle que je retrouvai un reste d’énergie pour m’enfuir. Je courais à travers les décors ; curieusement je ne bousculais ni ne renversais rien ; je passais littéralement au travers des objets. Je ne me souviens pas avoir ouvert la porte. Je me retrouvai dans la tour dont je dévalai les escaliers sans songer à prendre la direction de mes appartements. Les marches vermoulues se sont brisées sous mes pas et c’est sur le dos, les reins douloureux que j’ai atterri à la porte qui donne sur la cour et je me suis sauvé dans la nuit.
Le lendemain, c’est le froid qui m’a réveillé dans les anciennes cuisines du rez-de-chaussée, me demandant si j’avais vraiment vécu cette horreur ou si c’était un cauchemar. Dans ce cas, j’étais atteint de somnambulisme, les douleurs et les nombreuses ecchymoses dont je souffrais en étaient la preuve. Ni l’une ni l’autre perspective ne me souriaient vraiment. L’esprit  embrouillé je suis remonté me coucher et j’ai dormi jusqu’à midi.
A mon réveil, un peu remis de mes émotions, la curiosité m’a poussé à retourner dans la tour ; j’espérais y trouver une réponse cohérente aux questions que je me posais. Mais si j’ai bien vu les marches brisées, en revanche il n’y avait aucune trace de porte ; puis après avoir fait le tour de la maison, je dus me rendre à l’évidence, il n’existe aucun bâtiment, même caché dans la broussaille, même en ruine, de ce côté. Aussi vous comprendrez , Estournelle, pourquoi j’étais troublé quand pour la première fois vous avez parlé du théâtre.
« Il y a de quoi je dois dire, Mais avez-vous fait ce rêve avant ou après le début de mon récit ? »
« Avant, j’en suis certain ! »
« Et depuis ? »
« Depuis, rien d’aussi net. J’entends parfois les pas dans la nuit, mais je dois avouer que je n’ai pas eu le courage de suivre à nouveau le fantôme… Voilà que je vous en parle comme s’il existait !… pourtant je ne sais toujours pas si oui ou non il s’agit d’un cauchemar. Dans ce cas et si vraiment je suis somnambule, je devrai envisager de me faire soigner et si je ne l’ai pas déjà fait… c’est à cause de la musique. »
« La musique ? »
« Oui, ces chants que j’ai entendus… Les airs me poursuivent, je les ai sans cesse dans la tête… Il faut que j’écrive cette musique, je sens qu’il le faut  Peut-être est-ce une aide que le ciel m’envoie pour m’aider à composer. »

2 commentaires:

croukougnouche a dit…

que n'as-tu réussi à enregistrer ces chants, ces musiques qui semblent si envoutants....!

P a dit…

Pas dur, Agnès.... tout l'Opéra Baroque: Monteverdi, Vivaldi, Haendel.
Mon histoire se passe plus tôt, je sais mais c'est à peu près ça.
Il faut écouter Jaruski aussi pour avoir une idée.

Les Chouchous