Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

jeudi 29 mars 2012

Opéra-Fantôme (25/26)


La musique m’émeut au plus haut point, pourtant je ressens un malaise. Malaise que je finis par identifier ; si la voix d’une des deux femmes est superbe, aérienne et profonde à la fois, l’autre  en revanche chante abominablement mal. Elle s’essouffle dans les aigus où elle ne peut suivre sa partenaire, déraille sur les notes graves ; c’est une chanteuse qui a appris, qui s’évertue mais qui n’a pas de voix. Elle me fait penser à cette américaine , vous savez : cette femme … Florence quelque chose
-Oui, oui… celle dont le mari louait Carnegie Hall juste pour lui faire plaisir ?
- Oui, c’est çà ; la malheureuse en est morte dans une vocalise… enfin bref , une des deux chante aussi  mal, mais l’autre.. ah ! l’autre !!!  J’écoute de toutes mes oreilles, fasciné. C’est alors que les deux femmes se tournent et se rapprochent de moi. Sous les satins et les dentelles (car leur costume indique la même époque que celui de mon guide), au lieu de visages, je vois deux masques carbonisés dont seuls les yeux, de la place où je me trouve semblent encore intacts. Non Estournelle , je n’ai jamais vu de cadavres brûlés mais c’est ainsi que j’ai identifié cette vision de cauchemar.
Les spectres, chantant toujours, avançaient vers moi ; je distinguais maintenant, avec plus de netteté, leurs orbites pleins de larmes d’une étrange consistance, c’était à la fois liquide et brûlant, une sorte de lave sanguinolente qui roulait des paupières jusque sur les joues craquelées et boursouflées. J’étais pétrifié d’horreur, incapable de faire un mouvement ; mes deux pieds étaient de béton et mes genoux en semoule. Mais quand le fantôme à la voix de fausset m’approcha au point de me toucher, qu’il étendit vers moi une main aux ongles carbonisés, à la peau racornie et sanglante, ma frayeur fut telle que je retrouvai un reste d’énergie pour m’enfuir. Je courais à travers les décors ; curieusement je ne bousculais ni ne renversais rien ; je passais littéralement au travers des objets. Je ne me souviens pas avoir ouvert la porte. Je me retrouvai dans la tour dont je dévalai les escaliers sans songer à prendre la direction de mes appartements. Les marches vermoulues se sont brisées sous mes pas et c’est sur le dos, les reins douloureux que j’ai atterri à la porte qui donne sur la cour et je me suis sauvé dans la nuit.
Le lendemain, c’est le froid qui m’a réveillé dans les anciennes cuisines du rez-de-chaussée, me demandant si j’avais vraiment vécu cette horreur ou si c’était un cauchemar. Dans ce cas, j’étais atteint de somnambulisme, les douleurs et les nombreuses ecchymoses dont je souffrais en étaient la preuve. Ni l’une ni l’autre perspective ne me souriaient vraiment. L’esprit  embrouillé je suis remonté me coucher et j’ai dormi jusqu’à midi.
A mon réveil, un peu remis de mes émotions, la curiosité m’a poussé à retourner dans la tour ; j’espérais y trouver une réponse cohérente aux questions que je me posais. Mais si j’ai bien vu les marches brisées, en revanche il n’y avait aucune trace de porte ; puis après avoir fait le tour de la maison, je dus me rendre à l’évidence, il n’existe aucun bâtiment, même caché dans la broussaille, même en ruine, de ce côté. Aussi vous comprendrez , Estournelle, pourquoi j’étais troublé quand pour la première fois vous avez parlé du théâtre.
« Il y a de quoi je dois dire, Mais avez-vous fait ce rêve avant ou après le début de mon récit ? »
« Avant, j’en suis certain ! »
« Et depuis ? »
« Depuis, rien d’aussi net. J’entends parfois les pas dans la nuit, mais je dois avouer que je n’ai pas eu le courage de suivre à nouveau le fantôme… Voilà que je vous en parle comme s’il existait !… pourtant je ne sais toujours pas si oui ou non il s’agit d’un cauchemar. Dans ce cas et si vraiment je suis somnambule, je devrai envisager de me faire soigner et si je ne l’ai pas déjà fait… c’est à cause de la musique. »
« La musique ? »
« Oui, ces chants que j’ai entendus… Les airs me poursuivent, je les ai sans cesse dans la tête… Il faut que j’écrive cette musique, je sens qu’il le faut  Peut-être est-ce une aide que le ciel m’envoie pour m’aider à composer. »

lundi 26 mars 2012

Opéra -Fantôme( 22)

Bientôt Pierre put égalementbientôt constater que pour une fois, le châtelain prenait grand soin de son épouse au lieu d’examiner soigneusement tout nouveau jupon passant à sa portée. D’ailleurs Lisette, comme il continuait à la nommer, aurait pu être sa fille et qui sait si… Pierre arrêta là des réflexions qui l’entraînaient trop loin.
Il fut aussi rassuré par l’affection réciproque qui unissait sa fille et le musicien ; les deux jeunes gens ne se quittaient guère… Car, Rinaldo, personne ne s’en méfiait : il était aux yeux de tous, un musicien italien, castré comme le sont la plupart d’entre eux… Pour la bonne marche du spectacle, l’entente entre la chanteuse et le compositeur semblait à tous une excellente chose. A tous ? Peut-être pas à Angélique !

Et sur ces derniers mots, Estournelle se leva pour partir.
« Pourquoi ne pas rester dîner puisque Ysolan ne rentre pas ? »
,Ysolan, l’époux discret de la voisine était ce soir- là, dans un phare foutté par l’océan où il aimait faire retraite en compagnie de son violon. Estournelle aimait avoir du monde autour d’elle, ce que détestait Ysolan, ne souffrait pas de ces absences, bien au contraire et ne se demandait jamais si le violon était bien la seule compagnie de son époux, elle mettait à profit cette liberté imprévue pour escamoter cuisine et vaisselle, regarder la télé jusqu’à des heures indues, bref, s’offrir une vraie soirée de célibataire en compagnie de sa chienne et de ses chats. L’invitation de Marlon lui sucrait son programme, mais d’autre part, un dîner improvisé était une chose qui n’aurait pu se produire dans les jours où Ysolan était à la maison. Ses chats pour une fois, attendraient son retour et on trouverait certainement pour Toufette une friandise qui lui ferait prendre patience. D’ailleurs, la chienne, pourvu qu’elle soit avec Estournelle, savait se passer d’une soupe ; à l’inverse des chats ! Parce qu’un chat qui veut manger est encore plus casse-pied, plus pot-de-colle qu’une paire de vendeurs de bibles ambulants. Sa chatte préférée pouvait passer des heures entières, immobile, à guetter une souris ou une mésange, mais venue l’heure où il lui fallait son petit-suisse, elle ne pouvait même pas attendre qu’Estournelle en jette l’emballage. Mais les chats, y compris la princesse favorite, étaient à la maison, alors elle accepta l’invitation ; une dînette fut improvisée près du poêle.
Qui des deux invita les fantômes à leur table ? On pourrait soupçonner Estournelle dont c’était les sujets favoris, mais d’un autre côté, Marlon était préoccupé par ce qui se passait la nuit dans la maison ; il n’était pas fâché de pouvoir en parler à quelqu’un capable de l’écouter sans mettre en doute le bon fonctionnement de son cerveau.
« Où était-il, Estournelle, ce théâtre dont je ne retrouve aucune trace ? »
« Dans l’aile qui a été incendiée et qui était en face des écuries ; on y accédait par la tour… »
Marlon hocha la tête et dit, pensif :
« Ah, voilà… il s’interrompit, songeur, puis reprit :
« Mais vous, Estournelle , comment avez-vous eu connaissance de toute cette histoire : qui vous a dit où se trouvait le théâtre et ce qui s’est passé au manoir ? »
« Le propriétaire qui vous a précédé et qui contrairement aux autres a vécu ici plusieurs années. C’était, quand je l’ai rencontré, (je venais juste d’emménager au village) un très vieux monsieur ; il est mort maintenant… »
« Et lui, qui l’avait renseigné ? »
« Il avait découvert des papiers… ici, dans cette pièce. Quelque part au milieu de ces rayonnages, il y a m’a-t-il dit un coffre dissimulé. Il en avait trouvé le mécanisme par hasard. Ce coffre renferme d’après lui, les papiers racontant l’histoire de Rinaldo, des plans de la maison telle qu’elle était avant l’incendie et aussi parait-il, des partitions… »
« Des partitions ? mais alors… »
« Alors quoi ? Vous semblez troublé Marlon !»

dimanche 25 mars 2012

Opéra -Fantôme( 21)

Lise en rinçant soigneusement ses dentelles, offrait au musicien un spectacle si émouvant qu’il oublia ses doutes ; des arpèges dansaient dans sa tête. Cependant, pour rien au monde, il n’aurait cessé de contempler la jeune fille pour prendre son carnet et noter la mélodie qu’elle lui inspirait. Distraction bien inhabituelle chez Rinaldo pour qui toute émotion devait finir emprisonnée derrière les lignes d’une portée. Finalement, Lise retira son autre bas, s’en servit pour essuyer sa jambe mouillée et s’assit sur l’auge de pierre pour se sécher, les jupes relevées, le visage levé vers le ciel, face au soleil et à Rinaldo qu’elle n’avait pas encore remarqué. Le côté face de Lise valait son côté pile et l’italien, définitivement affolé, fit involontairement de son pied, rouler un silex. Le bruit fit sursauter la jeune fille qui, se redressant, l’aperçut. Elle eut un cri de surprise, se releva d’un bond et enfilant ses sabots, s’avança furieuse vers l’indiscret, lui demandant sans aménité ce qu’il faisait là et ce qu’il voulait.
« Eh bien , se dit-il, le séraphin a du caractère ! »
Arrivés là on pourrait croire que l’aventure est mal engagée ?… Pas du tout ! Rinaldo, œil de velours et langue dorée, sut trouver les mots propres à amadouer Lise et à lui faire trouver naturelle sa présence à la ferme en l’absence de ses parents. Et d’ailleurs, qui aurait pu prévoir qu’elle mettrait le pied dans la rigole à purin, qu’elle devrait quitter ses bas, les sécher, et trouver bien agréable le soleil inattendu de Novembre sur ses jambes nues ? Pas Rinaldo en tout cas qui selon ses explications se trouvait là tout à fait par hasard . Son cheval, voyez-vous, s’était mis à boiter ; il avait un caillou dans le sabot, et lui Rinaldo n’avait sur lui, quelle malchance, ni cure-pied, ni canif et il était venu voir si l’on pourrait lui prêter… Mais bien sur on pouvait…et même, on allait l’aider, tenir le pied du cheval et ensuite, il faudrait la raccompagner jusqu’à sa porte, la remercier, s’excuser encore, discrètement bien entendu pour que Lise n’ait pas à rougir de l’inconvenante tenue dans laquelle il l’avait surprise.
Rinaldo avait le pied à l’étrier, Lise allait rentrer ; aucun des deux n’avait envie de voir l’autre s’en aller. Rinaldo remit pied à terre : si ce n’était pas abuser…pouvait-il faire boire son cheval avant de repartir ?
« Mais bien sûr… Et vous-même ?… Il fait chaud, n’est-ce pas ce matin. »
Et de fil en aiguille, chacun se racontant, avant midi, Rinaldo avait obtenu de la fille ce que Louis n’avait pu arracher au père.

« Et comment s’y prit-elle pour obtenir le consentement de ses parents ? Car elle l’obtint, je présume ? »
Il faisait sombre à présent dans la bibliothèque ; le vitres étaient devenues violettes comme la nuit qui finissait de tomber. Seules, les flammes qui dansaient derrière la vitre du poêle, allongeaient une lueur orangée et mouvante sur le parquet. Marlon en posant sa question, soulevait le couvercle de la théière : elle était vide. Il se leva pour prendre la bouilloire qui vagissait , au chaud sur la plaque de fonte ;
« Pas pour moi, Marlon, merci. Je ne sais pas quelle heure il est, mais je voudrais rentrer avant qu’il fasse tout à fait nuit. Quant à Lise, vous savez, elle était fille unique, très gâtée, et comme elle avait l’habitude d’obtenir à peu près tout ce qu’elle désirait et très envie de revoir Rinaldo, elle sut trouver les arguments propres à convaincre son père.
Mariette consultée et désireuse de voir sa maîtresse occupée ailleurs que dans sa sphère d’activités, ne s’était pas opposée au projet et avait fini par persuader son époux que Lise aurait à faire plus souvent à Rinaldo qu’à Louis. Celui-ci n’avait pas menti ; le spectacle était bien un innocent divertissement destiné à la famille et aux proches voisins… Si le compositeur avait en tête d’autres projets, nul encore ne s’en doutait.

lundi 19 mars 2012

Ohimè, dov'è il mio ben?

Opéra -Fantôme( 14)

Soline était entrée dans sa vie par la porte d’un pub enfumé, un de ces endroits où l’on finit la nuit entre hommes devant une bière ou un whisky et où l’on rencontre peu de femmes. Elle était entrée avec une amie et s’était frayé un chemin au milieu des types agglutinés devant le comptoir, pour gagner une banquette dans un coin de la salle. Elle avait traversé le pub sous le regard et les commentaires de la meute à la fois satisfaite et dérangée de voir son territoire infiltré par l’autre sexe. Marlon et ses copains avaient au passage offert aux deux filles un verre et de la compagnie. Soline avait refusé, souriante et royale. Elles avaient commandé des hots-dogs et des bières et semblaient si indifférentes aux remous qu’elles provoquaient que Marlon avait hésité un long moment avant de repartir à l’abordage.
Avant qu’une heure se soit écoulée, il était assis à la table des deux filles et ses trois copains naviguaient entre eux et le comptoir pour savoir sur laquelle il jetterait son dévolu ; sans doute tireraient-ils l’autre à la courte-paille. Soline avait la préférence de Marlon mais elle semblait si indifférente en dépit de son amabilité qu’en bon tacticien il employa les grands moyens et entama une conversation empressée avec la copine. Le plan réussit à merveille ; la copine, qui était mariée, manifesta au bout d’un moment l’envie de rentrer et proposa à Soline de la raccompagner ; à leur grand étonnement à toutes deux, Soline s’entendit énoncer qu’elle voulait rester un moment encore.
« Mais, dit la copine, es-tu certaine de trouver un taxi ? »
Avant que Soline ait pu répondre, Marlon dit qu’il se chargerait d’elle.. La copine sortit non sans se retourner d’un air vaguement inquiet ; de toute évidence le comportement de son amie, ce soir ne lui était pas familier. Les trois copains s’étaient éclipsés, le pub se vidait peu à peu, l’atmosphère devenait moins bruyante, plus intime. Soline et Marlon échangeaient des idées d’ordre général, parlant peu d’eux-mêmes. Les grands thèmes étaient bien sur l’amour, la liberté, la dépendance entre hommes et femmes etc … et quand ils se retrouvèrent dehors et qu’arrivé devant sa voiture Marlon proposa un verre chez lui, car justement il était garé devant sa porte, Soline en refusant, se serait trouvée en contradiction flagrante avec les propos qu’elle avait tenu tout au long de la soirée. Elle eut quelques instants d’hésitation puis se dit hypocritement que prendre un verre n’est pas passer la nuit ; elle accepta. Elle avait une bonne raison de croire à sa force morale ; elle portait ce soir-là, une petite culotte en soie et dentelle gris perle qui avait été une merveille mais sur laquelle sa chatte avait exercé ses griffes et ses dents. Soline n’avait pu se résoudre à jeter l’ex merveille et l’avait raccommodée tant bien que mal. En allant « se repoudrer », elle avait constaté l’inanité de ses efforts et n’avait pu s’empêcher de penser : « Heureusement que personne ne doit voir ça ! De quoi j’aurais l’air ! » Elle croyait donc fermement que cet accroc à sa petite culotte serait le rempart de sa vertu. Illusion ! un amant en bonne santé, la première fois, pense à une petite culotte pas pour l’admirer mais pour la faire tomber au plus vite. La lingerie sophistiquée ne devient utile que beaucoup plus tard, pour ranimer un moral défaillant . Celui de Marlon ne l’était pas.
Il fut une époque heureuse et pas si lointaine, qui dura environ une vingtaine d’années et durant laquelle, oubliée la crainte de Dieu, du Diable et du Qu’en Dira-t-On, à l’abri grâce aux contraceptifs d’une grossesse intempestive, et pas encore venue la hantise des MST et autre virus plus ou moins mortels, on pouvait consommer l’amour au gré de ses envies, comme une friandise. Soline et Marlon, sans s’en rendre compte étaient assez sages pour bien user de cette liberté.
Soline s’éveilla vers huit heures, un peu étonnée de la présence d’un homme à ses côtés ; elle mit quelques instants à réaliser où elle se trouvait. Puis elle vit l’heure et gicla hors d’un lit qui n’était pas le sien,ramassa ses vêtements éparpillés dans la chambre et se précipita dans la salle de bains. Elle était furieuse contre elle-même ; furieuse de s’être laissée prendre à ce qu’elle appelait le « baratin » de Marlon et de s’y être laissée prendre à cause de son propre raisonnement, qui plus est. Furieuse aussi de risquer d’arriver en retard à une séance de travail pour avoir découché, et furieuse bien plus encore d’y avoir pris du plaisir.

dimanche 11 mars 2012

Opéra -Fantôme( 5)

« Je ne m’attendais pas, continua-t-il, compte tenu de la manière dont s’est arrangé notre mariage, que vous éprouviez pour moi une folle passion. Mais enfin je ne pensais pas non plus  que ma personne vous inspirerait une telle répulsion. D’ordinaire… il s’interrompit en riant…Mais là n’est pas le sujet. Tranquillisez-vous, Madame, mon intention n’est ni de vous contraindre ni de vous importuner. Cependant, puisque cette union arrange nos familles, nous devrons nous en accommoder. Nous vivrons donc sous le même toit, un revenu suffisant vous sera servi et vous pourrez mener la vie qui vous conviendra ; j’en userai de même. Il va de soi que nous respecterons les convenances ; ne me rendez pas ridicule, j’aurai le même soin à votre égard. Nous devrons bien entendu paraître ensemble dans le monde à différentes occasions, mais pour le reste, je ne vous demanderai aucun compte de votre temps. »
Il marqua une pause ; une pensée lui fit froncer les sourcils. Angélique qui avait presque retrouvé le sourire se rembrunit. Il la regarda attentivement et continua avec douceur :
« Il est vrai que nous devrons avoir un héritier… Mais en fait, rien ne presse… Le moment venu vous serez, je l’espère, habituée à moi. Et je vous assure , Madame, ajouta-t-il en riant, d’autres s’en accommodent  fort bien. »
Sur ces mots, il quitta la table après lui avoir galamment baisé la main.
Angélique resta un long moment songeuse. Son destin ne lui apparaissait plus aussi tragique qu’elle l’avait redouté ; et même, la perspective de liberté offerte par cet époux libéral, l’enchantait. Restait cet héritier qu’on lui réclamerait un jour ou l’autre… Elle avait du temps pour y songer. Aussi retourna-t-elle à ses appartements le cœur plus léger.
Louis des Authieux savait vivre, Angélique n’était pas sotte, aucun souci matériel ne troublait le couple. La jeune femme, à défaut d’amour, éprouva bientôt de l’affection pour ce mari qui se conduisait en grand frère, l’emmenait dans la monde, à la cour, et ne lui refusait rien. Elle eut des soupirants, peut-être des amants, mais aucune passion. Louis avait gardé ses relations, ses maîtresses, et ils étaient devenus grands amis quand un musicien entra dans leur vie…. »
Une sorte de hurlement rauque interrompit le récit ; Marlon sursauta ; la voisine rit :
-« C’est la pendule ! dans cette maison le loup hurle à minuit. »-
Elle avait une passion de gamine pour les gadgets et les bruits incongrus de l’horloge reçue en cadeau pour un abonnement à un quelconque magasine surprenait souvent les visiteurs mais remplissait d’admiration leurs enfants.
 -«Minuit !Je suis désolé s’excusa Marlon tout confus, je vous empêche d’aller dormir. » -
Il se levait à contre coeur .
« Jamais de la vie ! il est l’heure au contraire de raconter des histoires. »
 La voisine remua la braise, remit quelques bûches et se rassit délaissant son tricot. L’ épagneule qui jusque- là ronflait paisiblement enfouie sous un amas de coussins, dérangée par le remue-ménage, s’ébroua et voyant sa maîtresse inoccupée, grimpa sur ses genoux.
« Bon, où en étions-nous reprit la conteuse en berçant la petite chienne »
« Vous parliez d’un musicien… »
« Ah oui ! Louis l’avait gagné au jeu.
- !!! ??
-Ca vous choque ?Ne faites pas ces yeux-là ; à cette époque un musicien était un domestique comme un autre et l’on pouvait perdre au jeu ses domestiques comme ses maîtresses ou ses chevaux ! »
« Tout de même ! Un valet n’est pas une marchandise … un esclave ! »


vendredi 9 mars 2012

Opéra -Fantôme (3)


Marlon sursauta :
« Un théâtre ?… mais où est-il ?… je n’en ai pas vu… »
« Il n’existe plus … »
Marlon écoutait la voisine avec une sorte d’avidité ; elle fit glisser les mailles de son tricot sur une aiguille circulaire et reprit :
« Ce théâtre fut, je crois bien, le dernier aménagement notable du château, si l’on excepte les salles de bains et le chauffage central qui ont été posés après la dernière guerre…

…Toutes ces occupations laissaient au comte le temps de veiller à l’éducation de l’enfant. Il le remit à une nourrice qui avait elle-même un fils. Pierre le paysan et Louis le fils du maître grandirent en garnements inséparables ; puis un jour, arrivèrent des précepteurs avec pour mission de faire du jeune des Authieux un gentilhomme digne de ce nom. Son avenir n’était pas de polissonner avec le fils de sa nourrice.
Les années passèrent et vint le temps pour Louis, regimbant, rechignant de s’en aller à Paris où le comte avait gardé des relations qui devaient aider le jeune homme à faire son chemin dans le monde.
Louis aima Paris et Paris aima Louis qui perdit bien vite ses manières campagnardes. Les salons lui ouvrirent leurs portes et les Précieuses leurs bras. Jamais il n’oublierait sa première visite à « l’Incomparable Arthénice ». Etre reçu à l’hôtel de Rambouillet était un privilège dont le jeune provincial n’avait pas mesuré l’importance. C’était en juin et son étonnement fut grand de voir en plein Paris, une armée de faucheurs entasser du foin en meules comme il était d’usage dans son Thymerais natal ; c’était la ville à la campagne, que dévoilait largement de hautes croisées ouvertes du parquet de chêne ciré jusqu’aux  poutres polychromes du plafond.
Madame de Rambouillet, contrairement à l’usage qui voulait les pièces d’apparat à l’étage, recevait au rez-de chaussée, dans des salons en enfilade dont les portes fenêtres laissaient admirer les jardins. Rien n’était conventionnel chez la marquise et Louis habitué aux murs rouge sombre ou bruns des autres demeures fut ébloui par le bleu lumineux qui inondait de gaité toutes les salles. Il avait été présenté au marquis, un homme aimable et cultivé qui avait apprécié la réserve et la bonne éducation du jeune provincial. Son épouse souffrait beaucoup des manières de soudards de nombre de gentilshommes de la cour ; manières qui pour la plupart étaient l’héritage du bon roi Henri dont le raffinement n’était pas la vertu principale. Elle n’aimait pas non plus le clinquant italien qu’on devait Marie de Médicis et aux Italiens qui l’entouraient.
Aussi avait-elle inventé sa propre cour faite de gens du monde, intellectuels policés, amoureux des bonnes manières et du beau langage. On rencontrait chez elle, écrivains, philosophes, savants ; Corneille y venait lire ses pièces ; on discutait de l’Astrée avec son auteur, Honoré d’Urfé ; Madeleine de Scudéry qui bientôt aurait son propre salon, niait avec coquetterie avoir pris pour modèles des gens connus dans son Grand Cyrus. Raffinement du langage, recherche des mots et des expressions inspireront bientôt Molière. Cathos et Madelon sont nées dans la ruelle de Catherine de Rambouillet.
Mais c’est en hiver qu’il fallait y être vu ;  peu frileuse et même redoutant la chaleur, Madame de Rambouillet, lovée dans des peaux d’ours, faisait geler son monde dans l’alcôve de sa « chambre bleue » dont la température n’excédait pas celle du dehors. Chacun, tour à tour, s’éclipsait pour aller chercher un peu de chaleur dans les antichambres où des bûches flambaient dans les cheminées de marbre.
C’est ainsi que le jeune Louis des Authieux, « monté » à Paris pour servir le roi, ne se montra que fort peu à la cour mais très souvent dans les salons.

mercredi 7 mars 2012

Opéra-Fantôme (et Anne, pas la peine de rigoler, cette fois je vais finir; je suis poussée au cul et en plus tu verras par la suite que j'ai changé des trucs... l'époque en tout cas.)

AUTOMNE- 1

C’était le soir du gros orage ; le dernier de l’été. Un grand vent l’avait précédé et l’on a su plus tard qu’un arbre était tombé sur les fils électriques. Marlon,  sans lumière ni chauffage s’était replié chez sa voisine et la soirée avait passé aux lueurs de la cheminée, des bougies et de la lampe à pétrole

Du profond vieux fauteuil au cuir scarifié par des générations de chats, dépassaient des boucles brunes et deux longues jambes terminées par des chaussures de marche aux semelles épaisses. .
La conversation, on ne sait pourquoi, on ne sait comment avait abordé les superstitions, les légendes paysannes, le surnaturel, les revenants et passant du général au particulier, Marlon avait suggéré que le Manoir avait tout à fait l’aspect que l’on prête aux demeures hantées.
« Et pourquoi, avait dit la voisine, ne le serait-il pas ? »
La voisine vivait seule ; au village, on lui disait « Madame », mais plus souvent on lui donnait le prénom étrange que tous semblaient trouver normal. Un mari lui était attribué, qu’on ne voyait jamais. Marlon aurait été incapable de lui donner un âge ; sa silhouette, son discours étaient d’une femme mûre, mais sa voix et parfois son comportement, évoquaient presque l’enfance…. Il frissonna…
« Vous avez froid ?… Venez plus près du feu… Aimeriez-vous du vin chaud ?... une tisane ?… »
Des bouquets d’herbes sèches aux senteurs étranges pendaient au plafond ; sur des étagères, des bocaux remplis de graines multicolores voisinaient avec des pots de grès et de boîtes en fer soigneusement étiquetés. Marlon n’était pas certain d’avoir confiance en les préparations de sa voisine… Il opta pour le vin chaud ;
Quand elle se leva, jaillirent de la vaste chauffeuse une petite chienne et plusieurs chats qui la suivirent dans la cuisine.
Cette petite chienne les avait mis en présence le jour où Marlon avait emménagé ; elle s’était faufilée derrière le portail et la voisine s’égosillait en vain dans l’espoir de la faire revenir. La bestiole voulait se faire caresser par le nouveau venu qui l’avait prise sous son bras et rapportée à sa propriétaire. Ils avaient bavardé… quelques mots de bienvenue.
Elle habitait depuis plusieurs années en bas du raidillon qui menait au Manoir, une petite maison isolée du village. Un soir de panne d’allumettes ou de tout autre matériel indispensable, il avait frappé à sa porte et depuis, ils voisinaient agréablement, attentifs l’un comme l’autre  à ne pas perturber leurs solitudes respectives.
Bientôt elle revint poser entre eux sur un coffre, deux bols fumants qui embaumaient le cannelle et différentes épices à la définition problématique. Finalement, le  vin chaud était-il plus rassurant que la tisane ?
Il était en tout cas brûlant et flattait autant le nez que le palais ; Marlon sentit la chaleur l’envahir des pieds jusqu’au cerveau. Et quand au fond du bol, ne resta plus qu’un peu de poussière humide et parfumée, d’une voix fatiguée, hésitante de la crainte probablement d’éventuelle ironie, il posa cette question qui semblait le préoccuper fort. La question de savoir si le Manoir abritait des spectres…
La voisine avait repris sa place dans le fauteuil recouvert de tapisserie celui-là, mais tout aussi fatigué et vénérable que celui dévolu à son hôte. Sans rompre le silence installé soudain dans la pièce, elle prit dans un panier son tricot : un pull à torsades compliquées, en laine épaisse d’un bleu grisé. La manœuvre suscita l’intérêt d’une jeune chatte qui jusque là semblait dormir sur le tapis, le nez enfoui dans les longs poils de son panache blanc. La voisine la menaça du doigt, fit aller les aiguilles…
-« Moi ? Je crois à tout ! On ne sait jamais… »-




"Mais que savons-nous des légendes? Et encore moins de la répétition des choses, des plis et des noeuds du temps qui nous enveloppent et se brisent aux époques prédestinées."

Nathalie HENNEBERG (Louve d'Argent)

lundi 5 mars 2012

LE NOMBRE TROIS

Carnaval crotté,
Pâques mouillées,
Coffres comblés.

Bien que le total des habitants de l’Olympe soit douze (certains en dénombrent quatorze), les dieux principaux sont trois, qui se partagent le gouvernement du monde :
ZEUS, maître du ciel et de la terre ; POSEIDON qui règne sur les ondes et HADES qui détient l’empire du monde souterrain.

On trouve chez les Chrétiens la Sainte Trinité : le Père,le Fils et le Saint-Esprit.

Dans les contes, les vœux sont généralement au nombre de trois et les formules magiques, doivent souvent se répéter trois fois pour être efficaces.


dimanche 4 mars 2012

C'est au début de mars, quand le soleil commence  se faufiler entre les taillis, à courir à travers prés et bois, que la Dryade s'étire et bâille au plus secret de son donjon végétal.
A son passage les troncs frissonnent, les ramures s'agitent, les racines lentement se dénouent, mus par l'éveil de la déesse du chêne. Une hanche de mousse écarte l'écorce rideuse, qui se détache en une courbe lisse et ondule sous la coulée d'une cuisse, la rotondité d'un sein. D'un creux profond et obscur s'exhale comme un soupir. Et la forêt se met à chanter, à saluer d'un fleurissement sauvage la délivrance de la Dryade pour ses batifolages.

Pierre DUBOIS - Elficologue




vendredi 2 mars 2012

Le conte s'enseigne-t-il?




On est conteur, ou on ne l’est pas.
Devant la quantité d’ateliers, stages ou autres formations proposés ces dernier temps, il semblerait que, surfant sur une mode renaissante, certains conteurs trouvent plus lucratif et moins fatigant d’enseigner leur art plutôt que de le pratiquer.
Les conteurs des veillées d’autrefois n’avaient rien appris ; ils prenaient la parole et s’ils étaient drôles, émouvants, voire effrayants, on les écoutait.
On peut toutefois aider un conteur qui s’ignore à se révéler. En ce sens, Henri Gougaud lors de ses « Ateliers de la Parole » ne propose que sa propre expérience et demande à ses « apprentis » un travail sur eux-mêmes qui ne leur apprendra qu’à découvrir leur propre vérité qui sera celle d’un conteur… ou pas !

Les Chouchous