Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

jeudi 3 mars 2011

Junior

Quand Mars se déguise en été,
Avril prend ses habits fourrés.



Junior


Junior- on l’appelait Junior parce qu’il portait le même prénom que son père- Junior donc, habitait près d’un ancien aéroport militaire désaffecté. De ce fait, il se croyait aux premières loges pour voir atterrir des extra-terrestres le jour où certains se décideraient à visiter la terre..
Junior avait su lire très tôt ; il n’avait pas douze ans quand il découvrit la science-fiction. Il voyagea dans le temps, dans l’espace ; fréquenta robots, androïdes et extra-terrestres. Il ne disait pas les Martiens ; il savait bien que jamais Mars n’avait été habitée, n’était pas habitable. Il avait du bon sens, Junior ; on ne lui faisait pas croire n’importe quoi. Pourtant il le savait, il existait d’autres galaxies, d’autres planètes dont on ignorait encore le nom . Et dans une de ces planètes dont il ne savait pas le nom, il y avait peut-être un autre Junior qui pourrait être son ami. Car il voulait un ami, Junior !
Oh, il avait des copains, mais il était si différent d’eux ; le foot, la chasse, les filles , la télé, l’ordinateur, rien de tout cela ne l’attirait vraiment. Il préférait s’isoler avec un bouquin. Ses copains lisaient peu ; on pourrait dire pas du tout. L’instituteur les obligeait à monter une fois par semaine à la bibliothèque ; ils choisissaient un livre, n’importe lequel, le plus mince possible, avec peu de texte et beaucoup d’images. Ils le rendaient au plus vite, quand ils ne l’égaraient pas. Alors Junior n’avait personne avec qui partager ses émotions, ses pensées, personne avec qui spéculer sur les probabilités d’autres mondes habités. Les gamins se moquaient de lui ; ils le méprisaient un peu puisqu’ils ne le comprenaient pas et Junior en souffrait.  Ce surdoué était pris le plus souvent pour un crétin. Il fallait être crétin pour rester des heures à rêvasser dehors en contemplant le vieil aérodrome sur lequel il n’y avait rien à voir sauf des hangars rouillés ; il aurait mieux fait de jouer au foot avec les autres ! Seul un crétin pouvait préférer de vieux livres poussiéreux à la télé ou aux ordinateurs. Junior ne parlait pas leur langage ; Junior n’avait pas d’amis.
A la maison ce n’était guère mieux ; le père dont il portait le nom était parti depuis longtemps et il ne manquait à personne. Sa mère pour gagner leur vie travaillait jour et nuit. Et quand elle avait un peu de temps libre elle était trop fatiguée pour lui parler d’autre chose que de ses résultats scolaires ou de ses corvées du lendemain. Il ne voyait pas d’issue à cette vie morose…
La solitude a quelques fois du bon. Qui aurait pu savoir que Junior dans le grenier construisait des appareils radio et qu’il envoyait des messages à travers l’espace. Dans la décharge voisine, il trouvait de vieux postes de télé, des appareils de radio cassés tout un tas de trucs et de machins passionnants qu’il bricolait. Il s’était abonné à des revues scientifiques, il empruntait des manuels spécialisés et quand le temps s’y prêtait, il envoyait des messages. Il se disait qu’aussi proche d’une base militaire bien équipée en radars dont il savait qu’on vérifiait régulièrement le fonctionnement, il se trouvait à l’endroit idéal pour émettre avec des chances d’être capté. La teneur des messages était toujours à peu près semblable :
« Venez, venez me voir ; je n’aurai pas peur de vous ; et vous, n’ayez crainte : l’endroit est désert, vous ne serez pas repérés. »
Il n’obtenait bien évidemment jamais de réponse et comme il se sentait de plus en plus seul, les messages devinrent :
« Venez me chercher ; je veux aller chez vous, je veux connaître votre pays. Je ne peux pas venir, mais vous, s’il vous plaît, venez me chercher. »
Les saisons passaient, les années passaient, jamais Junior ne recevait de réponse. Il grandissait ; on disait autour de lui qu’il serait temps qu’il mûrisse, qu’il lui fallait devenir un homme, gagner sa vie. Et au fait, que voulait-il faire plus tard ?
Ils en ont de bonnes pensait-il sans répondre… Devenir un homme… prendre un métier… Les grands, qui sortent du lycée avec leur bac, qu’est-ce qu’ils ont comme métier ? Rien !chômeur, c’est tout. Cette année, Junior entrait au collège ; il aurait moins de temps pour aller rôder autour des pistes et des hangars, presque plus pour envoyer des messages. La rentrée serait sinistre.
Le soir du 14 Juillet, il suivit d’autres garçons qui allaient voir le feu d’artifice. Il aimait bien les feux d’artifice ; à chaque fusée, à chaque bouquet, il croyait voir atterrir et décoller des vaisseaux interstellaires. Le bourg se trouvait à huit kilomètres de son hameau ; il sema ses copains qui ne le cherchèrent pas et rentra chez lui à pied. Il faisait beau, la nuit était sans lune ; il devait longer la clôture de la base sur plusieurs kilomètres avant de rentrer chez lui. Combien de fois lui avait-on dit qu’il était dangereux pour un jeune garçon de traîner seul si tard ? Il n’avait pas peur. Que pouvait-il lui arriver à lui qui n’intéressait personne ? Lui si insignifiant qu’il n’avait pas un ami, lui que son père délaissait, lui dont sa mère n’écoutait jamais ce qu’elle nommait des sornettes ? S’il lui arrivait quelque chose, à qui manquerait-il ?
Un feu d’artifice se tirait sur la base. Ca, c’était étonnant puisqu’il n’y avait personne là-dessus, sauf un gardien peu liant et plutôt rébarbatif. Le plus curieux était que ce feu d’artifice, au lieu de pétarader, émettait une étrange musique. Junior allongea le pas pour mieux voir. Il approcha ; les fusées ne partaient pas de la manière habituelle : on aurait dit plutôt une couronne de lumière qui approchait lentement du sol. La musique devenait plus distincte ; ce n’était rien qu’il connût. Enfin, il ne connaissait pas grand- chose en musique, mais tout de même ces sons ne ressemblaient à rien qu’il eut déjà entendu. On aurait dit que tout se passait à l’intérieur de sa tête. Les lumières couvraient maintenant une large surface. Junior connaissait par là une brèche dans la clôture. Il l’avait découverte en cueillant des mûres ; le roncier la recouvrait, c’est pourquoi personne ne l’avait remarquée ni réparée. Junior, insoucieux des épines se glissa derrière les barbelés. Il avançait prudemment, craignant de déclencher une alarme. Rien ne bougea, sauf une des lumières qui s’avançait vers lui. Il alla à sa rencontre et s’en trouva enveloppé. Il se sentait bien, heureux,  et n’éprouva aucune crainte quand il réalisa se qui se passait : il n’assistait pas à un feu d’artifice. Quelque chose était en train d’atterrir ; Junior avançait dans la lumière tiède et douce comme une caresse.
« Enfin, pensait-il, ils sont venus ! Qui sont-ils ? »
Là, il eut un peu d’angoisse ; les descriptions d’extra-terrestres sont infiniment variées ; leur apparence va de la plus grande séduction à la pire des horreurs. Qu’allait-il découvrir ?
« Bon, se dit-il, je les ai fait venir ; ce n’est pas le moment de reculer. »
Lui qui se croyait si peu de chose, ne se posait cette fois aucune question : les visiteurs venaient pour lui, ils répondaient à ses messages.
La lumière le recouvrait, l’attirait toujours plus près du centre de la couronne. Il ne distinguait aucun véhicule, aucun objet solide. Soudain, il fut immobilisé, doucement mais fermement. La musique dans sa tête devint une voix ; il ne distinguait pas de paroles, mais une pensée pénétrait la sienne qui disait à peu près ceci :
« Junior, nous voici ! »
Il n’essaya pas de parler ; il se contenta de penser à son tour ; à son attente, à la crainte qu’il avait eu de ne jamais obtenir de réponse.
« Nous avons reçu tes messages depuis longtemps ; mais ce n’est pas facile d’aborder cette planète. Nous ne sommes pas des touristes, mais une expédition scientifique. Nous sommes chargés de ramener des spécimens d ‘êtres vivants. Si tu viens avec nous il ne te sera fait aucun mal mais il se peut que tu ne puisses plus revenir ici.  Nous ne voulons pas te forcer à nous suivre mais si tu choisis de rester, tu n’auras aucun souvenir de cette rencontre, car nous ne devons prendre aucun risque. »
Junior était bouleversé ; il devait prendre sa décision et vite. Il ne reviendrait probablement jamais… Que laissait-il derrière lui ? Personne ! Il n’avait pas d’amis, pour ainsi dire pas de père. Quand à sa mère…. Elle allait s’inquiéter, mais aussi, elle aurait moins de travail s’il n’était plus à sa charge ; il tâcherait de la contacter pour la rassurer.
La voix dans sa tête disait qu’il y avait place pour lui dans l’autre planète, alors sans plus réfléchir, il pensa « oui », avança d’un pas et la base fut déserte sous la nuit sans lune.
Les gendarmes ne retrouvèrent rien de lui, pas un vêtement abandonné, aucune trace de sang ni de lutte. On envoya son signalement dans toute la France et à l’étranger ; on inquiéta des sectes, on suspecta des gens basanés…
Quelques mois passèrent ; sa mère, la nuit fut plusieurs fois réveillée par des lumières. Elle s’en plaignit aux gendarmes qui ne purent les faire cesser. Alors elle fit poser à l’extérieur de lourds volets et à l’intérieur, habilla ses fenêtres de rideaux épais et sombres…

1 commentaire:

anne des ocreries a dit…

Cette histoire-là, elle est super, Pomme !

Les Chouchous