Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

vendredi 30 avril 2010

Le reconnaissez-vous?

Ayant reçu le langage des animaux, les premiers Crees furent les premiers conteurs d'histoires. le premier de tous, pourtant, demeure Wichikapache, le joueur de tours cree. Pour les Crees wichikapache est le premier être humain. Ce sont les animaux qui lui ont donné naissance et cette métamorphose constitue la communion originelle entre les espèces. Quand il naquit, Wichikapache avait les idées confuses, il était maladroit et ne savait rien au monde. pourtant, dès le début, il se montra extraordinairement inventif. Dans l'une des versions de la naissance de Wichikapache, un hibou et un lièvre lui disent:

Voilà, nous t'avons donné naissance, maintenant
mets-toi à errer. Va de par le monde, vois
beaucoup de choses, reviens et raconte-nous tout.

A partir de là commence l'errance sans fin de Wichikapache. A cours de ses tribulations, il découvre qu'il a la faculté, parfois à sa guise mais parfois aussi sans pouvoir le contrôler, de changer de forme.
Il devient corbeau, redevient humain, se change en tortue puis en corbeau à nouveau, vit quelques temps encore sous la forme d'une tortue, avant de reprendre forme humaine. Il se métamorphose à l'infini. Il peut également prendre plusieurs apparences humaines. Mais, chaque fois qu'il se transforme ainsi, Wichikapache conserve le souvenir des genres de vies qu'il a expérimentées précédemment. Il accumule ainsi les expériences et le savoir qui l'accompagnent sans cesse et se changent progressivement en intuition. Ces métamorphoses lui permettent, et avec lui permettent à tous les Crees qui entendent ces histoires, d'entrer en communion avec ces animaux.Parfois les animaux expliquent à Wichikapache comment converser avec eux. Plus tard il apprendra le comportement particulier de chaque espèce, une connaissance qu'il essaiera souvent, au cours de ses nombreuses espiègleries, de mettre à profit. telle est sa vie de joueur de tours....
Howard A. NORMAN - L'os à voeux



mercredi 28 avril 2010

Si le peuple des Gnomes, des Ondines, ses Sylphes, et des Esprits du Feu ne nous est plus aussi perceptible que le règne animal on le règne végétal, cela résulte seulement de la métamorphose que l'homme a subie au cours de son évolution.

Rudolph STEINER



dimanche 25 avril 2010

alm

"Car les Muses, Apollon, Mercure, Pallas et autres telles déités ne nous représentent autre chose que les puissances de Dieu, auquel les premiers hommes avaient donné plusieurs noms pour les divers effects de son incompréhensible Majesté."

Pierre de RONSARD



vendredi 23 avril 2010

VERA - Villiers de L'Isle- Adam (fin)

Le serviteur pensa d’abord que la douleur trop lourde, trop désespérée, avait égaré l’esprit de son maître. Il le connaissait depuis l’enfance ; il comprit, à l’instant, que le heurt d’un réveil trop soudain pouvait être fatal à ce somnambule. Son devoir, d’abord, était le respect d’un tel secret…
… Il sortit de la chambre, exécuta les ordres à la lettre et, le soir même, l’insolite existence commença.
            … La gêne des premiers jours s’effaça vite. Raymond, d’abord avec stupeur, puis par une sorte de déférence et de tendresse, s’était ingénié si bien à être naturel, que trois semaines ne s’étaient pas écoulées qu’il se sentit, par moments, presque dupe lui-même de sa bonne volonté… Parfois, éprouvant une sorte de vertige, il eut besoin de se dire que la comtesse était positivement défunte. Il se prenait à ce jeu funèbre et oubliait à chaque instant la réalité. Bientôt il lui fallut plus d’une réflexion pour se convaincre et se ressaisir…Il avait peur, une peur indécise, douce.
            D’Athol, en effet, vivait absolument dans l’inconscience de la mort de sa bien-aimée !… Tantôt, sur un banc du jardin, les jours de soleil, il lisait, à haute voix, les poésies qu’elle aimait ; tantôt, le soir, auprès du feu, les deux tasses de thé sur un guéridon, il causait avec l’Illusion souriante, assise, à ses yeux, sur l’autre fauteuil.
            Les jours, les nuits, les semaines s’envolèrent…. Et des phénomènes singuliers se passaient maintenant, où il devenait difficile de distinguer le point où l’imaginaire et le réel étaient identiques. Une présence flottait dans l’air : une forme s’efforçait de transparaître….
            D’Athol vivait double, en illuminé. Un visage doux et pâle, entrevu comme l’éclair, entre deux clins d’yeux ; un faible accord frappé au piano, tout à coup ; un baiser qui lui fermait la bouche au moment où il allait parler… un dédoublement de lui-même tel, qu’il sentait, comme en un brouillard fluide, le parfum vertigineusement doux de sa bien-aimée auprès de lui, et, la nuit, entre la veille et le sommeil, des paroles entendues très bas : tout l’avertissait….
            Une fois, d’Athol la sentit et la vit si bien auprès de lui, qu’il la prit dans ses bras : mais ce mouvement la dissipa.
-Enfant ! murmura-t-il en souriant.
Et il se rendormit comme un amant boudé par sa maîtresse rieuse et ensommeillée.
            Le jour de sa fête, il plaça, par plaisanterie, une immortelle dans le bouquet qu’il jeta sur l’oreiller de Véra .
            -Puisqu’elle se croit morte, dit-il.
            Grâce à la profonde et toute-puissante volonté de M. d’Athol, qui, à force d’amour, forgeait la vie et la présence de sa femme dans l’hôtel solitaire, cette existence avait fini par devenir d’un charme sombre et persuadeur. – Raymond, lui-même, n’éprouvait plus aucune épouvante, s’étant graduellement habitué à ces impressions.
            Une robe de velours noir aperçue au détour d’une allée ; une voix rieuse qui l’appelait dans le salon ; un coup de sonnette le matin à son réveil, comme autrefois : tout cela lui était devenu familier…
            Une année s’était écoulée .
            Le soir de l’Anniversaire, le comte, assis auprès du feu, dans la chambre de Véra, venait de lui lire un fabliau florentin… Il ferma le livre, puis en servant du thé :
            -Douschka, dit-il, te souviens-tu de la Vallée-des-Roses, des bords de la Lahn, du château des Quatre-Tours ?…Cette histoire te les a rappelés, n’est-ce pas ?
Il se leva, et, dans la glace bleuâtre, il se vit plus pâle qu’à l’ordinaire. Il prit un bracelet de perles dans une coupe et regarda les perles attentivement. Véra ne les avait-elle pas ôtées de son bras, tout à l’heure, avant de se dévêtir ? Les perles étaient encore tièdes et leur orient plus adouci, comme par la chaleur de sa chair. Et l’opale de ce collier sibérien, qui aimait aussi le beau sein de Véra jusqu’à pâlir, maladivement, dans son treillis d’or, lorsque la jeune femme l’oubliait pendant quelque temps ! Autrefois, la comtesse aimait pour cela cette pierre fidèle !… Ce soit l’opale brillait comme si elle venait d’être quittée et comme si le magnétisme exquis de la belle morte la pénétrait encore. En reposant le collier et la pierre précieuse, le comte toucha par hasard le mouchoir de baptiste dont les gouttes de sang étaient humides et rouges comme des oeillets sur de la neige !… là, sur le piano, qui donc avait tourné la page finale de la mélodie d’autrefois ? Quoi ! la veilleuse sacrée s’était rallumée, dans le reliquaire ! Oui, sa flamme dorée éclairait mystiquement le visage, aux yeux fermés, de la Madone ! Et ces fleurs orientales, nouvellement cueillies, qui s’épanouissaient là, dans les vieux vases de Saxe, quelle main venait de les y placer ? La chambre semblait joyeuse et douée de vie, d’une façon plus significative et plus intense que d’habitude. Mais rien ne pouvait surprendre le comte ! Cela lui semblait tellement normal, qu’il ne fit même pas attention que l’heure sonnait à cette pendule arrêtée depuis une année.
Ce soir-là, cependant, on eût dit que, du fond des ténèbres, la comtesse Véra s’efforçait adorablement de revenir dans cette chambre toute embaumée d’elle ! Elle y avait laissé tant de  sa personne ! tout ce qu avait constitué son existence l’y attirait. Son charme y flottait….Tout ce qu’elle aimait, c’était là.
            Elle devait avoir envie de venir se sourire encore une fois en cette glace mystérieuse où elle avait tant de fois admiré son lilial visage ! La douce morte, là-bas, avait tressailli, certes, dans ses violettes, sous les lampes éteintes ; la divine morte avait frémi, dans le caveau, toute seule, en regardant la clef d’argent jetée sur les dalles. Elle voulait s’en venir vers lui, aussi ! Et sa volonté se perdait dans l’idée de l’encens et de l’isolement… Et le baiser solitaire de son époux attirait ses lèvres, dans l’ombre. Et le ton passé des mélodies, les paroles enivrées de jadis, les étoffes qui couvraient son corps et en gardaient le parfum, ces pierreries magiques qui la voulaient, dans leur obscure sympathie, - et surtout l’immense et absolue impression de sa présence, opinion partagée à la fin par les choses elles-mêmes, tout l’appelait là, l’attirait là depuis si longtemps, et si insensiblement, que, guérie enfin de la dormante Mort, il ne manquait plus qu’ Elle seule !
Ah ! les Idées sont des êtres vivants !… Le comte avait creusé dans l’air la forme de son amour, et il fallait bien que ce vide fût comblé par le seul être qui lui était homogène, autrement l’Univers aurait croulé. L’impression passa, en ce moment, définitive, simple, absolue, qu’Elle devait être là, dans la chambre !Il en était aussi tranquillement certain que de sa propre existence, et toutes les choses, autour de lui, étaient saturées de cette conviction. On l’y voyait ! Et, comme il ne manquait plus que Véra elle-même, tangible, extérieure, il fallut bien qu’elle s’y trouvât et que le grand Songe de la Vie et de  la Mort entrouvrît un moment ses portes infinies ! …. Un frais éclat de rire musical éclaira de sa joie le lit nuptial ; le comte se retourna. Et là, devant ses yeux, faite de volonté et de souvenir, accoudée, fluide, sur l’oreiller de dentelles, sa main soutenant ses lourds cheveux noirs, sa bouche délicieusement entrouverte en un sourire tout emparadisé de voluptés, belle à en mourir, enfin ! la comtesse Véra le regardait un peu endormie encore.
-Roger !… dit-elle d’une voix lointaine.
Il vint auprès d’elle. Leurs lèvres s’unirent dans une joie divine, -oublieuse -, immortelle !
…. Les heures effleurèrent d’un vol étranger cette extase où se mêlaient, pour la première fois, le terre et le ciel.
Tout à coup, le comte d’Athol tressaillit, comme frappé d’une réminiscence fatale ;
Ah ! maintenant, je me rappelle !… fit-il. Qu’ai-je donc ? mais tu es morte !
A l’instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l’iconostase s’éteignit. Le pâle petit jour du matin, - d’un matin banal, grisâtre et pluvieux -, filtra dans la chambre par les interstices des rideaux. Les bougies blêmirent et s(éteignirent, laissant fumer âcrement leurs mèches rouges ; le feu disparut sous une couche de cendres tièdes ; les fleurs se fanèrent et se desséchèrent en quelques moments ; le balancier de la pendule reprit graduellemen,t son immobilité. … L’opale, morte, ne brillait plus ; les taches de sang s’étaient fanées aussi, sur la batiste, auprès d’elle ; et s’effaçant entre les bras désespérés qui voulaient l’étreindre encore, l’ardente et blanche vision rentra dans l’air et s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct, lointain, parvint jusqu’à l’âme de Roger. Le comte se dressa ; il venait de s’apercevoir qu’il était seul. Son rêve venait de se dissoudre d’un seul coup ….L’atmosphère était, maintenant, celle des défunts….
-Oh ! murmura-t-il, c’est donc fini ! – Perdue !…Toute seule ! – Quelle est la route, maintenant, pour parvenir jusqu’à toi ? Indique-moi le chemin qui peut me conduire vers toi !…
 Soudain, comme une réponse, un objet brillant tomba du lit nuptial, sur la noire fourrure, avec un bruit métallique : un rayon de l’affreux jour terrestre l’éclaira !… L’abandonné se baissa, le saisit, et un sourire sublime illumina son visage en reconnaissant cet objet : c’était la clef du tombeau.









jeudi 22 avril 2010

VERA - Villiers de L'Isle- Adam

C’était à la tombée d’un soir d’automne, en ces dernières années, à Paris. Vers le sombre faubourg Saint-Germain, des voitures, allumées déjà, roulaient, attardées, après l’heure du Bois. L’une d’elles s’arrêta devant le portail d’un vaste hôtel seigneurial, entouré de jardins séculaires…. Les lourds battants s’écartèrent. Un homme de trente-cinq ans, en deuil, au visage mortellement pâle, descendit. Sur le perron, de taciturnes serviteurs élevaient des flambeaux. Sans les voir, il gravit les marches et entra. C’était le comte d’Athol.
Chancelant, il monta les blancs escaliers qui conduisaient à cette chambre où, le matin même, il avait couché dans un cercueil de velours et enveloppé de violettes, en des flots de baptiste, sa dame de volupté, sa pâlissante épousée, Véra, son désespoir.
En haut, la douce porte tourna sur le tapis ; il souleva la tenture.
Tous les objets étaient à la place où la comtesse les avait laissés la veille. La Mort, subite, avait foudroyé. La nuit dernière, sa bien-aimée s’était évanouie en des joies si profondes, s’était perdue en de si exquises étreintes, que son cœur, brisé de délices, avait défailli ; ses lèvres s’étaient brusquement mouillées d’une pourpre mortelle. A peine avait-elle eu le temps de donner à son époux un baiser d’adieu, en souriant, sans une parole : puis ses longs cils, comme des voiles de deuil, s’étaient abaissés sur la belle nuit de ses yeux .
La journée sans nom était passée.
Vers midi, le comte d’Athol, après l’affreuse cérémonie du caveau familial, avait congédié au cimetière la noire escorte. Puis, se renfermant, seul, avec l’ensevelie, entre les quatre murs de marbre, il avait tiré sur lui la porte de fer du mausolée. – De l’encens brûlait sur un trépied, devant le cercueil : une couronne lumineuse de lampes, au chevet de la jeune défunte, l’étoilait.
Lui, debout, songeur, avec l’unique sentiment d’une tendresse sans espérance, était demeuré là, tout le jour. Sur les six heures, au crépuscule, il était sorti du lieu sacré. En refermant le sépulcre, il avait arraché de la serrure la clef d’argent, et, se haussant sur la dernière marche du seuil, il l’avait jetée doucement dans l’intérieur du tombeau. Il l’avait lancée sur les dalles intérieures, par le trèfle qui surmontait le portail. – Pourquoi ceci ?… A coup sûr d’après quelque résolution mystérieuse de ne plus revenir.
Et maintenant il revoyait la chambre veuve.
La croisée, sous les vastes draperies de cachemire mauve brodé d’or, était ouverte : un dernier rayon du soir illuminait, dans un cadre de bois ancien, le grand portrait de la trépassée. Le comte regarda, autour de lui, la robe jetée, la veille, sur un fauteuil ; sur la cheminée, les bijoux, le collier de perles, l’éventail à demi fermé, les lourds flacons de parfum qu’Elle ne respirerait plus. Sur le lit d’ébène aux colonnes tordues, resté défait, auprès de l’oreiller où  la place de la tête adorée et divine était visible encore au milieu des dentelles, il aperçut le mouchoir rougi de gouttes de sang où sa jeune âme avait battu de l’aile un instant ; le piano ouvert, supportant une mélodie inachevée à jamais ; les fleurs indiennes cueillies par elle, dans la serre, et qui se mouraient dans de vieux vases de Saxe ; et, au pied du lit, sur une fourrure noire, les petites mules de velours oriental, sur lesquelles une devise rieuse de Véra brillait, brodée en perles : Qui verra Véra l’aimera. Les pieds nus de la bien-aimée y jouaient hier matin, baisés, à chaque pas, par le duvet des cygnes ! – Et là, là, dans l’ombre, la pendule, dont il avait brisé le ressort pour qu’elle ne sonnât plus d’autre heures.
Ainsi elle était partie !… donc !…Vivre maintenant ? – Pour quoi faire ?… c’était impossible, absurde.
Et le comte s’abîmait en des pensées inconnues.
Il songeait à toute l’existence passée. – Six mois s’étaient écoulés depuis ce mariage. N’était-ce pas à l’étranger, au bal d’une ambassade qu’il l’avait vue pour la première fois ?… Oui. Cet instant ressuscitait devant se yeux très distinct. Elle lui apparaissait là, radieuse. Ce soir-là leurs regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient reconnus, intimement, de pareille nature, et devant s’aimer à jamais.
Les propos décevants, les sourires qui observent, les insinuations, toutes les difficultés que suscite le monde pour retarder l’inévitable félicité de ceux qui s’appartiennent, s’étaient évanouis devant la tranquille certitude qu’ils eurent, à l’instant même, l’un de l’autre.
Véra, lassée des fadeurs cérémonieuse de son entourage, était venue vers lui dès la première circonstance contrariante, simplifiant ainsi, les démarches banales où se perd le précieux temps de la vie.
Oh ! comme, aux premières paroles, les vaines appréciations des indifférents à leur égard leur semblèrent une volée d’oiseaux de nuit rentrant dans les ténèbres ! Quel sourire ils échangèrent ! Quel ineffable embrassement !
Cependant leur nature était des plus étranges en vérité ! – C’étaient deux êtres doués de sens merveilleux, mais exclusivement terrestres. Les sensations se prolongeaient en eux avec une intensité inquiétante. Ils s’y oubliaient eux-même à force de les éprouver. Par contre, certaines idées, celle de l’âme, par exemple, de l’Infini, de Dieu même, étaient comme voilées à leur entendement. La foi d’un grand nombre de vivants aux choses surnaturelles n’était pour eux qu’un sujet de vagues étonnements :lettre close dont ils ne se préoccupaient pas, n’ayant pas qualité pour condamner ou justifier. – Aussi, reconnaissant bien que le monde leur était étranger, ils s’étaient isolés, aussitôt leur union, dans ce vieux et sombre hôtel, où l’épaisseur des jardins amortissait les bruits du dehors.
            Là, … ils épuisèrent la violence des désirs, les frémissements et les tendresses éperdues. … En eux, l’esprit pénétrait si bien le corps, que leurs formes leur semblaient intellectuelles, et que les baisers, mailles brûlantes, les enchaînaient dans une fusion idéale. Long éblouissement ! tout à coup, le charme se rompait ; l’accident terrible les désunissait ; leurs bras s’étaient désenlacés. Quelle ombre lui avait pris sa chère morte ? Morte ! non. Est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri d’une corde qui se brise ?
Les heures passèrent.
Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans les cieux …. elle lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, dans l’exil, et l’agrafe de diamant de sa tunique de deuil, Vénus, seule, brillait, au-dessus des arbres, perdue au fond de l’azur.
-C’est Véra, pensa-t-il.
A ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille ; puis, se dressant, regarda autour de lui.
Les objets, dans la chambre, étaient maintenant éclairés par une lueur jusqu’alors imprécise, celle d’une veilleuse, bleuissant les ténèbres, et que la nuit, montée au firmament, faisait apparaître ici comme une autre étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs d’encens, d’une iconostase, reliquaire familial de Véra. Le triptyque, d’un vieux bois précieux, était suspendu… entre la glace et le tableau. Un reflet des ors de l’intérieur tombait, vacillant, sur le collier, parmi les joyaux de la cheminée. Le plein-nimbe de la Madone en habits de ciel brillait, rosacé de la croix byzantine dont les fins et rouges linéaments, fondus dans le reflet, ombraient d’une teinte de sang l’orient ainsi allumé des perles…
            … Le comte, à cette vue, touché de rappels douloureux jusqu’au plus secret de l’âme, se dressa, souffla vite le lueur sainte, et, à tâtons, dans l’ombre, étendant la main vers une torsade, sonna.
            Un serviteur parut : c’était un vieillard vêtu de noir ; il tenait une lampe, qu’il posa devant le portrait de la comtesse. Lorsqu’il se retourna, ce fut avec un frisson de superstitieuse terreur qu’il vit son maître debout et souriant comme si rien ne se fût passé.
- Raymond dit tranquillement le comte, ce soir, nous sommes accablés de fatigue, la comtesse et moi ;tu serviras le souper vers dix heures. – A propos, nous avons résolu de nous isoler davantage, ici, dès demain. Aucun de mes serviteurs, hors toi, ne doit passer la nuit dans l’hôtel. Tu leur remettras les gages de trois années, et qu’ils se retirent. – puis, tu fermeras la barre du portail ; tu allumeras les flambeaux en bas, dans la salle à manger ; tu nous suffiras. - Nous ne recevrons personne à l’avenir.
Le vieillard tremblait et le regardait attentivement.
Le comte alluma un cigare et descendit aux jardins.



mardi 20 avril 2010

Une SOURIS – Fredric BROWN- (fin)

 Bill Wheeler s’assit dans un fauteuil, allongeant les jambes et fixant le plafond:
« Imagine, dit-il, qu’une intelligence supérieure, celle qui a conçu et construit l’astronef, soit venue à son bord. Imagine que ce n’était pas la souris puisqu’il faut l’appeler une souris. Dans ces conditions, puisque la souris était le seul occupant matériel de l’astronef, l’être, l’envahisseur, n’était pas fait de matière. C’était une entité qui peut vivre en dehors du corps, quel qu’il soit, qui était le sien là d’où elle venait. Admettons que cette entité puisse vivre dans n’importe quel corps; en laissant son corps propre bien à l’abri chez elle, l’entité serait arrivée sur terre dans un corps sans valeur, qu’elle aurait abandonné en arrivant. Ce serait l’explication de la présence de la souris, et cela rendrait compte du fait que la souris est morte à l’atterrissage.
Dans ces conditions, cet être, à l’instant même de la mort de la souris, aurait bondi dans le corps de quelque terrien — dans celui sans doute d’une des premières personnes à courir vers l’astronef à son atterrissage. Cet être vit alors dans le corps de quel­qu’un, dans un hôtel luxueux de Broadway ou dans un garni minable de Bowery, ou n’importe où, en se faisant passer pour un simple humain. Mon raisonne­ment se tient, tu ne trouves pas, Beautiful? »
Il se releva et se remit à arpenter son salon.
« Ayant la possibilité d’agir sur le cerveau d’autrui, l’être se met en oeuvre de préparer la terre pour une arrivée de martiens, ou de vénusiens, ou de peu importe qui. L’être constate — après quelques jours à étudier la situation — que le monde est tout prêt à se détruire lui-même et n’a besoin que d’une piche­nette d’encouragement. Alors, il donne la pichenette.
Il est facile à l’être de se glisser dans le corps d’un cinglé et de l’amener à assassiner le président des Etats-Unis. Il peut amener un russe à tuer le chef de son gouvernement . Il peut amener un espagnol à tuer le premier ministre britannique. Il peut déclencher une bagarre sanglante aux nations unies et amener un militaire, chargé de la garde d’un dépôt de bombes atomiques, à les faire exploser. Il pourrait... Oui, il pourrait lancer le monde entier dans une guerre détruisant tout. Il l’a déjà pratiquement fait. »
Bill Wheeler revint à la fenêtre, caressa encore le yeux du siamois et jeta un coup d’ oeil furieux aux emplacement des canons anti-aériens sous ses fenêtres.
« Il a fait tout ça, et même si j’ai deviné juste, je ne peux rien faire pour le retenir, parce que je serais incapable de le démasquer. Et personne ne me croirait maintenant. Il fera de la terre un endroit prêt à accueillir les martiens. Quand nous aurons fini de faire la guerre entre nous, un tas de petits astronefs identiques à celui-ci — ou beaucoup plus grands —se poseront ici et s’empareront de ce qui reste, dix fois plus facilement qu’ils ne pourraient s’en emparer actuellement. »
Bill alluma une cigarette, de ses mains qui trem­blaient un peu. Puis il se rassit dans son fauteuil :
«  Beautiful, dit-il, il faut au moins que j’essaie. Mon idée a l’air folle, mais il faut que j’en fasse part aux services officiels, qu’ils me croient ou non. Le major dont j’ai fait la connaissance était un homme à l’esprit ouvert. Le général Keely est un homme intelligent. Je... »
Il se tut, souleva l’écouteur, puis le reposa.
« Je leur téléphonerai à tous les deux, mais il faut que je mette mes idées au net avant. Il faudrait que je puisse au moins suggérer une façon rationnelle de se mettre à la recherche de... De cet être...
 Mon dieu, mon dieu... C’est impossible, Beautiful. Ce n’est pas forcément dans un être humain qu’il s’est installé. Il peut s’être installé dans un animal, dans n’importe quoi. C’est peut-être toi. Il a sans doute choisi le cerveau le plus proche, parmi ceux qui étaient semblables au sien. S’il était félin en esprit, tu étais le chat le plus proche. »
Bi11 se tut et regarda Beautiful :
« Je suis en train de perdre les pédales, Beautiful. Je viens de me rappeler comme tu as sauté en l’air en te tortillant, juste après que l’astronef ait fait sauter son mécanisme. Et puis, Beautiful, tu t’es mis à dor­mir deux fois plus que d’habitude, ces temps-ci... Ton esprit était-il ailleurs?
 Mais, dis-donc... C’est pour ça que je n’étais pas arrivé à te réveiller hier, pour te donner à manger, Beautiful ! Or un chat se réveille toujours pour un rien. Un chat, oui.. »
Un vertige prit Bill Wheeler qui se leva, en flageolant : 
« Est-ce que je deviens fou, mon chat? »
Le siamois leva un regard langoureux sur Bill Wheeler et articula très distinctement :
« Oublie ! »
Le vertige força Bill Wheeler à retomber dans son fauteuil. Il secoua la tête, comme pour remettre ses idées en place :
« Qu’est-ce que je disais déjà, Beautiful? Je commence à perdre le fil, à force de ne plus dormir. »
Il parvint enfin à se lever. Il s’approcha de la fenêtre, regarda dehors d’un air sombre, caressant le chat jusqu’à ce que celui-ci ronronne.
« Tu as faim, Beautiful ? Tu veux du foie de veau? »
Le chat sauta de la fenêtre et vint se frotter contre les jambes de Bill affectueusement. Et il dit : « Miaou! »



lundi 19 avril 2010

Une SOURIS – Fredric BROWN-

Il y avait, au lieu d’un cœur des nodosités régulièrement espacées le long des principales artères.
« Des stations de pompage, sans pompe centrale dit Grimm. Un ensemble de petits cœurs au lieu d’un gros cœur unique . C’est une conception remarquable, des êtres ainsi faits ne peuvent pas souffrir de troubles cardiaques. Je voudrais faire un étalement de ce liquide blanc, sur une lame ».
Quelqu’un se penchait sur l’épaule de Bill, pesant de tout son poids sur lui. Bill tourna la tête pour dire à l’homme d’aller se faire cuire un œuf , quand il constata que c’était le président des Etats-Unis.
«   C’ est une créature non terrestre? demanda le président. »
«   Tu parles! Dit Bill... Absolument, monsieur le président, excusez-moi. »
«   Ah oui... Et à votre avis, l’animal était mort depuis longtemps, ou est-il mort à peu près au moment d’atterrir? »
Ce fut Winslow qui donna la réponse
« Nous restons dans le domaine de l’hypothèse, monsieur le président, étant donné que nous ignorons la composition chimique de cette créature, et sa tem­pérature normale. Mais en arrivant ici, il y a vingt minutes, j’ai pris la température rectale du cadavre, qui était de 35,10, et il y a une minute nous avons constaté que sa température rectale était descendue à 32,60. Etant donné une telle vitesse de déperdition calorique, la mort devait être assez récente. »
« A votre avis, s’agissait-il d’un être doué d’intelli­gence? »
« Je ne saurais être affirmatif, monsieur le président, étant donné les considérables différences avec les créatures terrestres. Mais à mon avis, non. Guère plus que son pendant terrestre, une souris. Le volume et les circonvolutions du cerveau sont très semblables. »
« Vous ne pensez donc pas possible que ses semblables aien­t pu concevoir et construire cet astronef? »
« Je parierais à un million contre un que non. »
L’astronef avait atterri au milieu de l’après-midi; il était près de minuit quand bill Wheeler reprit le chemin du retour. Il ne rentrait pas de la pelouse de Central Park, mais du laboratoire de l’université de New York,  où la discussion et les examens microscopiques ­, s‘ étaient poursuivis.
Bill n‘ avait plus les idées bien nettes, en rentrant chez lui, mais il se souvenait quand même, avec remords, que son chat n’avait pas eu son dîner. Il marchait­ donc aussi vite qu’il pouvait.
Son chat lui jeta un coup d’oeil chargé de reproches, et dit :
« Miaou, miaou, miaou, miaou...”
Le chat parlait si vite que Bill ne parvenait pas placer un mot, entre deux « miaou ». Il ne put com­mencer à se justifier que quand le chat fut en train de manger du foie sorti du frigidaire.
« Il faut m’excuser, Beautiful, dit-il alors. Et je suis navré de ne pas avoir pu te rapporter la souris, on ne m’aurait pas laissé faire, même si j’avais insisté, et de toute façon tu aurais risqué une indigestion ».
Bill é­tait dans un tel état de surexcitation qu’il ne parvint pas à fermer l’ oeil de la nuit. Dès qu’il fut suffisamment tôt, il se hâta de sortir pour acheter les journaux du matin : il lui tardait de savoir s’il y avait eu de nouvelles découvertes ou une suite quelconque aux événements.
Il n’y avait rien eu. Il y en avait moins dans les journaux que ce qu’il savait déjà. Mais c’était une belle information,  et les journaux en tiraient le maximum.
Bill passa la presque totalité des trois journées suivantes au laboratoire de l’université de New York, participant aux études et recherches qui se poursuivirent jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien à essayer —et pratiquement plus rien sur quoi procéder à des essais et expériences. Les services gouvernementaux prirent alors possession des débris et Bill se trouva à nouveau simple spectateur.
Les trois journées suivantes, il ne sortit pratiquement plus de chez lui, écoutant tous les bulletins d’informations de la radio, et se faisant apporter tous ceux des journaux de New York qui sont écrits en anglais. Mais on parlait de moins en moins de l’affaire :per­sonne ne découvrait plus rien d’inédit, et si des hypo­thèses nouvelles étaient échafaudées, elles n’étaient pas livrées aux méditations de l’opinion publique.
C’est six jours après l’événement qu’eut lieu un événement plus gros encore : le président des Etats-Unis fut assassiné. Tout le monde en oublia l’astronef.
Deux jours. Plus tard le premier ministre de Grande- Bretagne était assassiné par un espagnol, et le lende­main de ce jour-là, un petit gratte-papier du Politburo à Moscou devint fou et abattit un dirigeant soviétique très important.
Un grand nombre de fenêtres de la ville de New York furent pulvérisées le jour d’après, quand une surface appréciable de l’état de Pennsylvanie monta en l’air très vite et redescendit lentement. A plusieurs centaines de kilomètres à la ronde tout le monde comprit sans autres explications qu’il y avait — qu’il y avait eu, plutôt — un dépôt de bombes a dans cette partie de l’état de Pennsylvanie. C’était une région peu peuplée, heureusement, et le chiffre des victimes ne dépassa pas quelques milliers.
Dans l’après-midi du même jour le président du Stock Exchange se coupa la gorge et la dégringolade des cours à la bourse de New York commença aussitôt. Personne ne s’occupa de l’émeute à Lake Success, le lendemain, car en même temps une flotte de sous­-marins non identifiés coulait pratiquement tous les bâtiments de la marine de commerce dans le port de la Nouvelle-Orléans.
C’est le soir de ce jour-là que Bill Wheeler se mit à arpenter nerveusement le salon de son appartement. De temps à autre il interrompait sa déambulation pour s’arrêter à côté de la fenêtre, caresser le siamois qu’il appelait Beautiful et jeter un coup d’ oeil sur Central Park, éclairé  a giorno et interdit aux passants par un cordon de troupes depuis qu’on avait commencé à y couler les fortifications bétonnées pour la défense anti-aérienne.
 Il avait1e visage blême et décomposé.
«  Beautiful, dit-il, nous avons vu commencer la chose de cette fenêtre même. Je suis peut-être fou, mais je continue à penser que c’est l’astronef qui est au départ de tout ce qui se passe. Dieu seul sait comment. ­Peut-être aurais-je dû te la faire manger, cette souris. Tout n’a pu se mettre à marcher de travers, de façon si soudaine, sans une impulsion donnée par quelque chose ou par quelqu’un. »
Il secoua la tête, pensivement.
            «  Mettons les choses au net, Beautiful. Admettons que dans cet astronef il y avait quelque chose d’autre qu’une souris morte. Quel  autre chose ? Qu’est-ce que cet autre chose  a pu faire? Et que continue­-t-il à faire?
Admettons que cette souris était un animal de laboratoire, placé dans l’astronef, et qui a survécu au trajet pour mourir en arrivant sur terre. Pourquoi cela ? J’ai une idée un peu folle, Beautiful. »


dimanche 18 avril 2010

Une SOURIS – Fredric BROWN-

Des camions de l’armée entraient maintenant dans le cercle élargi. Une demi-douzaine de gros avions tournoyaient au-dessus de Central Park, faisant un bruit d’enfer. Bill leva les yeux, l’air étonné :
« Des bombardiers, dit-il, avec sûrement leur plein de bombes. Je ne vois pas ce qu’ils ont en vue, sinon bombarder le parc et les badauds, si de l’objet sortent de petits hommes verts armés de lance-rayons pour tuer tout le monde. Dans ce cas, les bombardiers pour­raient achever les survivants. »
Mais il ne sortit pas un seul homme vert du cylindre. Les hommes qui s’escrimaient sur le cylindre sem­blaient ne pas trouver par où l’ouvrir. Ils l’avaient fait rouler et examinaient la partie sur laquelle il s’était posé, mais le ventre de l’objet était identique à son dos. S’il s’était posé sur le dos, on n’avait aucun moyen de le savoir.
C’est à ce moment que Bill Wheeler poussa un juron.  On était en train de décharger les camions de l’armée et ce qu’on en déchargeait c’étaient les éléments d’une grande tente; les soldats enfonçaient des piquets et déroulaient les toiles.
« Ca ne m’étonne pas d’eux, dit Bill d’une voix amère. S’ils avaient tout emporté, ç’aurait déjà été embêtant, mais laisser le truc ici et nous empêcher de voir, c’est le bouquet. »
La tente fut rapidement montée. Bill Wheeler regarda le haut de la tente, mais rien n’arriva au haut de la tente, et il ne pouvait rien voir de ce qui se passait à l’intérieur. Des camions arrivaient et repar­taient, des officiers de haut rang et des civils arrivaient et repartaient.
Peu après, la sonnerie du téléphone résonna. Bill fit une dernière caresse à son chat et alla répondre.
« Bill Wheeler? Demanda l’écouteur. Ici le général Kelly. On m’a donné votre nom quand j’ai demandé un bon biologiste. Vous êtes un maître dans votre spécialité. C’est exact? »
« Oui, je suis biologiste. Ma modestie m’interdit de dire que je suis un maître dans ma spécialité. De quoi s’agit-il? »
« Un astronef vient de se poser dans Central Park. »
« Ah, oui? »
« Je vous téléphone du théâtre des opérations. Nous avons fait installer des téléphones de campagne, et nous battons le rappel des spécialistes. Nous aimerions faire examiner par vous, et par quelques autres bio­logistes quelque chose qui a été découvert à l’inté­rieur de... de l’astronef. Grimm, de Harvard, était à New York et nous l’attendons d’un instant à l’autre. Winslow, de l’université de New York est déjà là. C’est à la hauteur de la 83° rue. Combien de temps vous faudrait-il pour arriver ici? »
« Dix secondes, si j’avais un parachute. Je vous observais de ma fenêtre. Si vous disposez de deux costauds ­vêtus d’uniformes qui imposent le respect, pour me faire traverser la foule, j’arriverai bien plus vite que si je tente une percée à titre individuel. »
« Parfait donnez-moi l’adresse exacte et le numéro de votre appartement, et je vous envoie ce qu’il faut. »
Bill donna les renseignements.
« Au fait, dit-il, qu’avez-vous donc trouvé à l’intérieur ­du cylindre? »
Le général dit « euh » , puis marqua un temps, puis conclut :
« Attendez d’être ici, vous verrez. »
«   C’ est , parce que j’ai mon matériel ici. Mes instrumen­ts de dissection, des produits chimiques, des réactifs.  Il faut que je sache ce que je dois emporter. C’est un petit homme vert? »
« Non. C’est.., on dirait que c’est une souris. Une souris morte. »
 « Merci. »
Bill raccrocha et retourna à la fenêtre. Il jeta un d’oeil soupçonneux au siamois :
« Dis-moi, Beautiful, est-ce que tu ne serais pas en train de me monter un canular? »
Il vit deux agents en uniforme sortir de la tente et se diriger vers la porte de son immeuble, se frayant à grand-peine un passage dans la foule.
« C‘est plus fort que de jouer au bouchon, conclut­-il. Ce n’est pas un canular ».
Il prit une valise et passa dans son laboratoire; il commença à entasser des instruments et des flacons. Sa valise était prête quand on frappa à sa porte.
« Je te confie la maison, Beautiful. J’essaierai de te rapporter la souris, c’est promis ».
Puis il sortit et, sous l’active protection des deux gardiens de la paix, traversa la foule et pénétra dans le cercle des privilégiés, puis dans la tente elle-même.
Il  y avait foule autour du cylindre. Bill regarda par-dessus les épaules et vit que le cylindre avait été proprement fendu en deux. L’intérieur était creux, rembourré de quelque chose qui ressemblait à de la peau fine, mais en plus doux. Un homme, agenouillé à une extrémité d’un demi-cylindre, était en train de parler:
«  Aucune trace d’un mécanisme moteur, d’aucun mécanisme, en fait. Il n’y a pas un fil métallique, pas un grain ni une goutte de combustible. Un simple réci­pient creux, rembourré à l’intérieur. Il est impossible que cet objet se soit déplacé par ses propres moyens, mais il est là, et il vient d’ailleurs. Gravesend dit que les matériaux sont, sans contestation possible, d’origine extra-terrestre. Je suis incapable de proposer la moindre explication. »
« J’ ai une idée à proposer, major, dit la voix de l’homme sur l’épaule duquel Bill se penchait. »
Bill reconnut d’abord la voix, puis l’homme, et se recula pour ne plus faire porter son poids sur le président des Etats-Unis.
« Je ne suis pas un savant, disait le président, et ce que je dis est une simple possibilité. Je pense à la giclée de flammes finale. Dans cet éclat ont peut-être été détruits à la fois le mécanisme propulseur et le combustible. Quels que soient les expéditeurs de cet engin, ils ne veulent peut-être pas que nous sachions par quel procédé l’engin est propulsé. Si mon idée tient, le mécanisme aurait été conçu de façon à se détruire sans trace à l’atterrissage. Colonel Roberts, vous avez examiné le sol calciné derrière l’engin. Vous n’avez rien qui puisse confirmer l’idée que j’avance ? »
« Si, monsieur le président. Il y a des traces de métal, de silicium et d’un peu de carbone, comme si l’ensemble avait été vaporisé par une chaleur prodigieuse ­puis condensé et réparti uniformément. Il n’en reste pas un fragment récupérable, mais aux instruments on peut détecter la présence des éléments vaporisés. Par ailleurs.. ».
A ce moment, Bill se rendit compte que quelqu’un lui parlait :
« Vous êtes bien Bill Wheeler? »
Bill se retourna
« Professeur Winslow! J’ai souvent vu votre photo, et j’ai lu tous vos articles dans le journal... Je suis très honoré de faire votre connaissance et... »
« Coupez le boniment et jetez un coup d’oeil là-dessus. »
Il empoigna Bill Wheeler par le bras et le poussa vers une table, dans un coin de la grande tente.
« On dirait bien une souris morte, dit-il, mais ce n’en est pas une. Pas tout à fait. Je n’ai pas commencé à disséquer,  j’attendais votre arrivée, et celle de Grimm. Mais j’ai pris des températures et étudié des poils au microscope, et fait un examen macroscopique des muscles. C’est.., enfin, voyez vous-même. »
Bill Wheeler regarda. C’était bien une souris, apparemment, une toute petite souris. Mais si on regardait de plus près, les différences sautaient aux yeux, surtout ­pour un biologiste.
Puis Grimm arriva à son tour et les trois hommes commencèrent à autopsier, respectueusement. Des différences ­de plus en plus importantes apparaissaient. Les os ne semblaient pas être en os, d’abord, et de toute façon ils étaient d’un jaune vif au lieu d’être blancs. Le système digestif n’avait rien de très remar­quable, et il y avait un système de circulation sanguine, avec un liquide blanc laiteux dans les veines, mais il n’y avait pas de cœur .

samedi 17 avril 2010

Une SOURIS – Fredric BROWN-



Le hasard faisait que Bill Wheeler regardait par la fenêtre de son appartement de célibataire, au cinquième étage à l’angle de la 83e rue et de Central Park West, au moment où se posa l’astronef venu de Quelquepart.
L’astronef descendit en planant doucement et se posa dans Central Park sur le gazon qui sépare le monument Simon Bolivar de l’allée, à moins de cent mètres de la fenêtre de Bill Wheeler. La main de Bill Wheeler s’immobilisa dans le poil soyeux du chat siamois couché sur l’appui de la fenêtre, et qu’il avait été en train de caresser :
« Qu‘ est-ce que c’est, Beautiful? demanda-t-il au chat »
Mais le chat ne répondit rien. Il cessa pourtant de ronronner quand Bill cessa de le caresser. Il avait sans doute senti quelque chose qui changeait en Bill, dont les doigts étaient peut-être devenus plus durs. Ou peut-être est-ce une manifestation de l’instinct des chats, toujours sensibles aux changements d’humeur. Quoi qu’il en soit, le chat se roula sur le dos et dit, d’une voix plaintive :
« Miaou ! »
Pour une  fois, Bill ne répondit rien à son chat. Il était trop occupé par la chose incroyable qui s’était posée sous ses yeux, dans le gazon.
L’objet était en forme de cigare, long d’un peu plus d'un mètre, d’un diamètre de 60 cm environ à l’endroit le plus renflé. A ne considérer que la taille  de l’objet, celui-ci aurait très bien pu être un modèle réduit de dirigeable, un gros jouet. Mais pas un instant la chose n’avait évoqué un jouet, pour Bill— pas même quand il l’avait aperçue en l’air, à hauteur de son cinquième étage.
Quelque chose dans cet objet, au plus distrait coup d’œil, était étranger. Rien de définissable, mais c’était comme ça. De toute façon, terrestre ou extra-terrestre, l’objet avait tenu en l’air de façon inexplicable pas d’ailes, pas d’hélices, pas de tubes de réacteurs, rien. Et visiblement l’objet était métallique et plus lourd que l’air.
Mais il était descendu en planant comme une feuille morte jusqu’à une vingtaine de centimètres de l’herbe; puis il s’était immobilisé et soudain, d’une de ses extré­mités (les deux étaient tellement identiques qu’il était impossible de reconnaître l’arrière de l’avant) était sortie une flamme aveuglante. La flamme avait été accompagnée d’un sifflement, et le chat que Bill Wheeler caressait s’était levé d’un mouvement rapide et souple pour regarder dans la rue. Le chat cracha, et le poil de son dos se dressa, de même que sa queue devenue une masse de cinq bons centimètres d’épais­seur.
Bill ne toucha pas son chat; si on connaît les chats, on évite de les toucher quand ils sont comme ça. Il se contenta de lui parler :
«   Du calme, Beautiful! Ce n’est rien. Ce n’est qu’un astronef venu de Mars, et qui va conquérir la terre. Ce n’est pas une souris. »
Il avait raison quant à la première partie de sa phrase, en un sens. Il avait tort quant à la seconde, en un sens. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs.
Après avoir lancé sa giclée aveuglante, l’astronef descendit se poser sur l’herbe. Il ne bougeait plus. Au bout de l’extrémité qui avait lancé la giclée, il y avait, comme une queue de comète d’herbe calcinée, sur une dizaine de mètres.
Après cela il ne se passa rien, sauf que des gens arrivaient de partout, en courant. Des flics aussi arrivaient,  trois flics, et qui empêchaient les gens d’approcher de trop près. « Trop près », à l’estimation des gardiens de la paix, cela semblait représenter trois mètres environ. C’était absurde, se dit Bill Wheeler :  si la chose faisait explo­sion,  elle  tuerait sans doute tous ceux qui se trouveraient à plusieurs centaines de mètres à la ronde.
Mais 1a chose n’explosa pas. Elle restait là, et il ne se passait rien, depuis l’éclair qui avait fait sursauter Bill et le chat. Et le chat prit une expression ennuyée,  et se recoucha sur l’appui de la fenêtre, le poil rede­venu doux et lisse.
Bill caressa la fourrure fauve, distraitement :
« Un  grand jour, Beautiful, dit-il. Ou cet objet vient des mondes extérieurs, ou je me transforme en cafetière. Je vais descendre jeter un coup d’oeil. »
Il prit l’ascenseur, traversa le hall, mais ne put aller au-delà de la porte de l’immeuble; à travers la porte il vit un amas de dos humains, serrés comme anchois en caque. Se mettant sur la pointe des pieds et étirant  le cou, par-dessus la mer de têtes il ne vit que la mer de têtes qui se prolongeait jusqu’au bout de son champ de vision.
Bill Wheeler reprit l’ascenseur.
« Qu’ est-ce qui se passe? demanda le liftier. Un  défilé, ou un truc comme ça? »
« Un truc comme ça? dit Bill. Un astronef vient de se poser dans Central Park, venu de Mars ou d’ailleurs. C’est le comité d’accueil qui fait le bruit que vous entendez. »
« Oh, merde, dit le liftier. Et il fait quoi, l’as­tronef? »
« Il ne fait rien. »
Le liftier eut un grand sourire :
« Vous avez toujours le mot pour rire,  Mr. Wheeler. Comment va votre chat? 
« Très bien. Et le vôtre? »
« Ma chatte devient de plus en plus hargneuse. Elle m’a lancé un bouquin à la tête, l’autre soir où je suis rentré avec un petit verre dans le nez, et elle m’a fait la morale la moitié de la nuit parce que j’avais dépensé plus de trois dollars pour boire. C’est vous qui avez la belle vie, avec votre chat à vous. »
«   C’ est bien mon avis ».
Quand Bill revint à sa fenêtre, la foule dans la rue était vraiment dense. C’était une masse compacte, sur quelques centaines de mètres dans l’avenue, et à perte de vue dans le parc. Le seul espace de terre nue était un cercle autour de l’astronef, cercle passé de trois à sept mètres de diamètre, avec maintenant tout un tas de flics pour repousser les gens.
Bill Wheeler écarta doucement son siamois et s’as­sit à côté de lui :
« Nous avons une belle place au premier balcon, dit-il, j’ai été idiot de vouloir descendre. »
La police avait fort à faire, en bas, mais des renforts arrivaient, par pleins autocars. Les agents se frayaient un passage jusqu’au cercle, puis se mettaient aussitôt à l’élargir. Il était visible que quelqu’un avait conclu que, plus le cercle serait grand, moins il y aurait de morts. Quelques uniformes kaki s’étaient faufilés eux aussi dans le cercle.
«   Ce sont les huiles, dit Bill à son chat. Je suis trop loin pour distinguer ce qu’ils ont sur les épaulettes, mais celui-là c’est au moins un trois-étoiles il a une façon de marcher qui ne trompe pas. »
L’ensemble des forces armées finit par repousser les badauds jusqu’au trottoir. Il y avait beaucoup d’offi­ciels à ce moment-là et une demi-douzaine d’hommes,  les uns en uniforme les autres en civil, commençaient à s’occuper, avec de grandes précautions, de l’astro­nef. On prit d’abord des photos, puis des mesures, puis un homme arrivé avec une énorme cantine pleine d’ins­truments impressionnants se mit à gratter le métal et à procéder à des essais mystérieux.
« C‘est un spécialiste des métaux, expliqua Bill Wheeler à son chat (qui d’ailleurs ne regardait plus). Je te parie cinq kilos de foie de veau contre un miaou qu’il va constater que cet alliage lui est totalement inconnu, et que dans cet alliage se trouve un composant impossible à identifier ».
« Tu devrais regarder, tu sais, Beautiful, au lieu de rester sottement vautrée. C’est un grand jour, aujourd’hui. ­C’est peut-être le commencement de la fin — ou de quelque chose de nouveau. Je voudrais qu’ils se dépêchent d’ouvrir l’objet. »......


vendredi 16 avril 2010

Un homme de qualté - Fredric BROWN

Ce Al Hanley, vous n’auriez jamais songé à lui jeter plus qu’un regard distrait, tellement il était évident au premier coup d’œil que c’était un pas grand-chose. Et si vous aviez connu sa vie, antérieurement à l’arrivée des Satiens, vous n’auriez jamais imaginé la reconnaissance que vous vouerez- quand vous aurez lu cette histoire- à Al Hanley.
Quand tout arriva, Hanley était saoul. Cet état n’avait rien d’inhabituel- il était saoul depuis longtemps et sa grande ambition était de le rester, bien qu’au point où il en était la tâche fut rude. Il avait commencé par ne plus avoir d’argent, et fini par ne plus avoir d’amis à qui en emprunter. Sur la liste de ses amis et connaissances, il en était au dernier rang, celui où il faut taper quatre personnes pour obtenir un dollar.
Il en était au stade où il faut faire plusieurs kilomètres à pied pour avoir une chance de rencontrer quelqu’un qui se laisserait encore taper. Or les longues marches épuisent l’effet du dernier verre bu- sinon totalement, tout au moins de façon sensible – et Hanley se trouvait en somme dans la même situation qu’Alice qui, ayant rencontré la Reine Rouge du pays des Merveilles, était obligée de courir aussi vite qu’elle pour simplement rester sur place.
Quant à aborder des inconnus, il n’en était pas question : les flics avaient repéré la manœuvre et ne demandaient qu’à emmener Hanley au violon, où il aurait passé une nuit sans boire, chose horrible entre toutes. Car il en était au point où douze heures sans alcool font surgir les mégacauchemars- un mégacauchemar étant au delirium tremens ce qu’un cyclone est à un doux zéphyr.
Le delirium tremens n’engendre que des hallucinations. Il suffit donc d’avoir un peu de cervelle pour savoir que ça n’existe pas. Le delirium tremens peut même tenir compagnie à quelqu’un qui préfère n’importe quoi à la solitude. Mais les mégacauchemars sont des mégacauchemars. Pour en avoir, il faut boire plus que la plupart des gens ne peuvent boire, et encore le mégacauchemer est-il réservé à l’homme qui, imbibé de boisson depuis un temps pratiquement immémorial, se trouve d’un seul coup sevré- en prison, par exemple.
La seule pensée des mégacauchemars faisait se serrer convulsivement la main de Hanley. Et sa main se serrait ainsi sur la main d’un vieil ami, d’un ami follement cher, qu’il n’avait rencontré que trois ou quatre fois dans sa vie entière, et encore dans des circonstances peu aimables. Le vieil ami s’appelait Kid Eggleston, et c’était un ancien boxeur, grand mais très éprouvé, devenu « videur » dans un bar, où Hanley avait ainsi fait sa connaissance.
Mais il serait superflu de porter votre attention sur le nom et la vie de cette personne, qui ne va pas durer longtemps dans la présente histoire. D’ici une minute et demis Kid Eggleston va pousser un cri, et s’évanouir. Et nous n’entendrons plus jamais parler de lui.
Je voudrais néanmoins vous signaler au passage que si Kid Eggleston n’avait pas poussé un cri et ne s’était pas évanoui, vous ne seriez peut-être pas là à lire cette histoire. Vous seriez peut-être en train de mourir à petit feu dans une mine de glouck, sous un soleil vert, à l’autre bout de la Galaxie. Ce serait très déplaisant. Il faut donc ne jamais oublier que c’est Hanley qui vous a épargné cela, et qu’il est encore en train de vous l’épargner. Ne lui jetez pas la pierre : si Trois et Neuf avaient emmené Kid, la face du monde aurait été changée.

Trois et Neuf venaient de la planète Sat, qui est la seconde (et la seule habitable) du soleil vert auquel nous avons déjà fait allusion. Trois et Neuf, ce n’étaient évidemment que des diminutifs. L’identité de chaque Satien est établie par un nombre, et le nom complet de Trois était 389 057 792 869 223 (en transcription décimale, la chose va de soi).
Vous me pardonnerez de l’appeler néanmoins « Trois » et d’appeler « Neuf » son compagnon. Eux, ils ne me le pardonneraient pas. Un Satien s’adresse toujours à un autre en l’appelant par son nombre complet, toute abréviation étant non seulement discourtoise, mais encore insultante. L’espérance de vie d’un Satien est très supérieure à la nôtre, ils peuvent mieux que moi se permettre de perdre du temps.
Au moment où Hanley serrait la main de Kid, Trois et Neuf étaient à quinze cent mètres encore. A quinze cent mètres en l’air. Ils n’étaient pas dans un avion, ni même dans un astronef (et en tout cas pas dans une soucoupe volante, les soucoupes volantes je connais, mais on en parlera une autre fois). Les Satiens étaient dans un cube de Temps-Espace.
La chose mérite une explication. Les Satiens avaient découvert- ce qui nous arrivera un jour – qu’Einstein avait raison. La matière ne saurait se déplacer plus vite que la lumière sans se transformer en énergie. Or, vous n’auriez pas envie d’être transformé en énergie, n’est-ce pas ? Les Satiens non plus n’en avaient aucune envie, au moment où débuta leur exploration de la galaxie.
Ils établirent donc que l’on peut se déplacer plus vite que la lumière, à condition de se déplacer aussi dans le temps. Autrement dit dans l’espace-temps et non dans le seul espace. Leur voyage depuis Sat leur avait fait franchir 163000 années-lumière.
Mais étant donné qu’en même temps ils avaient reculé de 1630 siècle dans le temps, leur voyage n’avait même pas duré une seconde. Pour leur retour, il leur suffirait d’avancer de 1630 siècles vers l’avenir pour revenir à leur point de départ dans l’espace-temps. Vous me suivez, j’espère.
Quoi qu’il en soit, le cube était là, invisible pour les terriens, à quinze cent mètres au-dessus de Philadelphie. (Ne me demandez pas pourquoi ils avaient opté pour Philadelphie, je ne connais personne qui opterait pour Philadelphie). Le cube était là, immobile depuis quatre jours. Trois et Neuf avaient pendant ces quatre jours capté suffisamment d’émissions de radio pour comprendre et parler la langue prédominante.
Mais cela ne leur apprenait rien, bien sûr, de notre civilisation telle qu’elle est, ni de nos us et coutumes. Il faut se mettre à leur place : que peut-on deviner de l’existence des humains d’après des jeux concours, des mélodrames, des commentaires spirituels et des chansons d’amour transi ?
En fait, l’état de notre civilisation n’intéressait guère les Satiens : tout ce qu’ils nous demandaient c’était de ne pas avoir atteint un stade intellectuel pouvant constituer un danger pour eux. En quatre jours d écoute ils étaient rassurés- et on peut d’autant moins s’en offusquer qu’ils avaient raison.
« On se pose ? suggéra Trois à Neuf.
- Oui, dit Neuf à Trois.
Trois s’enroula autour des manettes du cube.




« …tes combats, bien sûr que je les suivais, disait à ce moment précis Hanley. Et tu avais tout pour devenir un champion. Si tu avais été aidé, si tu avais eu un bon manager, tu aurais été champion du monde. Tu étais formidable. On va s’en jeter un au bistrot du coin ?
- C’est toi qui paies, Hanley ?
- Pour l’instant, je suis un peu gêné, Kid. Mais vraiment j’ai besoin d’un verre. Sois chic… en souvenir du temps jadis…
- T’as besoin d’un verre comme moi d’un coup de pompe dans le train. T’es déjà saoul et tu ferais mieux de dessaouler avant de piquer un delirium tremens.
- Je suis en plein delirium tremens. Ce n’est rien, ça ! Il arrive derrière toi, mon delirium. »
Contrairement à toute logique, Kid Eggleton se retourna pour voir le delirium tremens de Hanley. Puis il poussa un cri et s’évanouit. C’étaient Trois et Neuf qui arrivaient. Et derrière Trois et Neuf il y avait la silhouette floue d’un cube de trois mètres de côté. Ce qui était effrayant, c’était que le cube était à la fois là et pas là. C’est sûrement ce détail qui avait fait peur à Kid.
Trois et Neuf, eux, n’avaient rien d’effrayant. Vermiformes, longs de cinq mètres environ (une fois étirés), d’un diamètre de trente centimètre au centre et effilés aux deux bouts, ils étaient d’un très joli bleu clair. Faute d’organes visibles, il était impossible de reconnaître un bout de l’autre- il n’y avait aucun besoin de les reconnaître, d’ailleurs, puisqu’ils étaient exactement pareils.
Ils n’avait ni devant ni derrière, en approchant de Hanley et Kid, puisqu’ils étaient dans leur état normal, c’est à dire enroulés et flottant dans l’air.
« Salut, les gars ! leur dit Hanley. Vous avez flanqué la pétoche à mon pote, bande de salauds ! Juste comme il était sur le point de me rincer la dalle après m’avoir fait la morale. Vous n’y coupez pas, vous me devez un godet.
- Réaction illogique, dit Trois à Neuf. La réaction de l’autre spécimen était tout aussi absurde. On emporte les deux ?
- Non. L’autre est plus grand, mais visiblement très faible. Un seul spécimen suffira. Venez ! »
Hanley se recula d’un pas :
« Si vous me payez un godet, d’accord. Sinon, je ne marche pas ! Ah, ça…
- Nous y allons justement, à Sat.
- Ah, ça, non ! M’embarquer sans m’en mettre derrière la cravate, il y a pas mèche, papa.
- Vous comprenez ce qu’il dit ? demanda Neuf à Trois qui fit signe que non en remuant négativement une de ses extrémités.
- Il faudrait peut-être l’emmener de force…
- Pour quoi faire, s’il accepte de venir de son plein gré ? Acceptez-vous d’entrer de vous même dans le cube, créature ?
- Il y a à boire, dedans ?
- Oui, Entrez, je vous prie. »

Hanley s’approcha du cube, et y entra. Il n’avait pas un instant cru à la réalité du cube, évidemment, mais qu’avait-il à perdre ? Quand le delirium tremens donne des visions, la sagesse ordonne de se plier à leurs désirs. Le cube était fait d’une matière massive, pas du tout amorphe ni même transparant, quand on était dedans. Trois s’enroula autour des commandes, manoeuvrant des leviers par l’une ou l’autre de ses extrémités.
« Nous sommes dans l’espace, dit-il à Neuf. A mon avis, nous devrions rester là, le temps d’étudier ce spécimen pour établir s’il peut ou non être utilisable pour nous. »
Hanley, lui, commençait à s’inquiéter :
« Dites donc, les gars, et ce verre ? »
Il avait la tremblote et des araignées montaient et descendaient le long de sa colonne vertébrale – à l’intérieur des vertèbres.
« Il a l’air de souffrir, constata Neuf. Il a peut-être faim ou soif ? Que boivent ces créatures ? De l’eau oxygénée, comme nous ?
- La plus grande partie de leur planète est recouverte d’une eau fortement salée. Nous pourrions en fabriquer, par synthèse…
- Non ! hurla Hanley. Pas d’eau ! Pas d’eau même sans sel ! Je veux boire ! Du whisky !
-Je pourrais analyser son métabolisme, suggéra Trois. Avec l’intrafluoroscope, c’est l’affaire d’une seconde. »
Il se désenroula et flotta vers une machine étrange. Ses lumières s’allumèrent.
« Très étrange, dit Trois : son métabolisme est à base de C2H5OH.
-C2H5OH ?
- Oui. Pour l’essentiel tout au moins. De l’alcool, dilué d’H2O, sans trace du chlorure de sodium présent dans leurs mers, mais avec des quantités infimes d’ingrédients divers, c’est tout ce qu’il a ingéré depuis une assez longue période. Il y en a 0,234% dans son sang et dans son cerveau. Tout son métabolisme est à base de cet alcool.
-Je vous en supplie ! gémissait Hanley. Je vais mourir si je n’ai pas à boire ! Vous baratinerez après, donnez-moi à boire !
- Cela ne va plus tarder, promit Neuf. Je vais préparer ce dont vous avez besoin. Laissez-moi le temps de vérifier la formule à l’intrafluoroscope et au psychomètre. »
Des lumières scintillèrent devant des cadrans, puis Neuf passa dans le coin du cube où se trouvait le laboratoire, où il fit des choses, et dont il revint au bout d’une minute à peine, portant un bocal dans lequel il y avait deux litres d’un liquide ambré et limpide.
Hanley huma le liquide, en but une gorgée et soupira :
« Je suis mort, dit-il. C’est de l’usquebac, le nectar des dieux. Il n’existe rien de tel sur Terre. »
Il but à grandes gorgées et l’usquebac ne lui brûla même pas la gorge.
« Qu’est-ce que c’est, Neuf ? demanda Trois.
- La formule est relativement complexe, pour correspondre à ses besoins exacts. 50% d’alcool, 45% d’eau, les 5% restants étant composés d’un très grand nombre d’ingrédients allant des vitamines aux sels minéraux nécessaires à son organisme, sans goût aucun, jusqu’à des éléments inutiles mais destinés à donner à l’ensemble une saveur à son goût. Pour nous, même si nous pouvions boire de l’alcool ou de l’eau, ce serait un vomitif. »

Hanley soupira et but encore à grandes gorgées. Il vacilla, puis leva les yeux sur Trois et sourit de toutes ses dents :
« Maintenant, dit-il, je SAIS que vous n’êtes pas là.
- Qu’entend-il par là ? demanda Neuf à Trois.
- Le processus de ses pensées est totalement dépourvu de logique, répondit Trois à Neuf. Je ne pense pas que ses semblables pourraient jamais faire des esclaves utilisables. Mais je le pense encore sans preuves. Comment vous appelez-vous, créature ?
- Qu’importe le nom, pourvu qu’on ait l’ivresse ? Appelez-moi comme vous voudrez. Vous deux, vous êtes mes meilleurs potes. Vous pouvez m’emmener où vous voudrez. Vous me préviendrez quand Sat sera là. »
Il but encore, puis s’allongea par terre. Il produisait des bruits curieux, mais ni Trois ni Neuf ne parvenaient à établir un rapport entre ces bruits et une pensée articulée :
« Zzzzz, bloup… zzzzz, bloup. »
Ils essayèrent d’éveiller le dormeur, mais durent y renoncer.
Trois et Neuf mirent Hanley en observation, procédant à diverses expériences. Hanley ne se réveilla que plusieurs heures plus tard. Il s’assit alors, et les regarda :
« Je n’en crois rien, dit-il, Vous n’existez pas. Pour l’amour du ciel, donnez-moi à boire. »
On lui tendit le bocal, que Neuf avait à nouveau empli. Hanley but et ferma les yeux, tout à sa volupté :
« Ne me réveillez surtout pas ! recommanda-t-il.
- Mais vous êtes éveillé.
- Alors ne me faites pas dormir. Je viens juste de comprendre ce que je bois. C’est de l’ambroisie, la liqueur des dieux.
- Qui sont les dieux ?
- Ils n’existent pas, mais c’est ça qu’ils boivent. Dans l’Olympe.
- Le processus de ses pensées est totalement dépourvu de logique, dit Trois. »
Hanley leva le bocal :
« A Sat, et à pas autre chose ! dit-il. Ca se boit, je bois à Sat. Quel tintouin ! »
Et il but, respectueusement.
« Qu’est-ce qu’un « toin », demanda Trois qui avait mal entendu. »
Hanley prit le temps de la reflexion :
« Un toin, dit-il enfin, c’est un twuc qui woule sur des wails, quand on n’arrive plus à prononcer les « r » pour avoir trop bu de Sat.
- Et que savez-vous de Sat ?
- Que Sat n’existe pas, et que vous n’existez pas non plus. A votre santé quand même !
- Il est vraiment trop bête pour faire jamais autre chose qu’un travail mécanique, soupira Trois. Mais s’il peut être utilisable pour sa force brute, un raid sur cette planète pourrait quand même se justifier. Ils doivent être trois ou quatre milliards de son espèce, et après tout trois à quatre milliards de manœuvres non spécialisés, c’est toujours bon à prendre.
- Hourrah ! cria Hanley.

- L’insuffisance intellectuelle peut aller de pair avec une grande force physique, dit Trois d’un air pensif. Comment faut-il vous appeler, créature ?
- Appelez-moi Al, mes potes ! dit Hanley en tentant de se lever.
- « Al »,c’est votre nom propre, ou celui de votre espèce ? et, en l’un et l’autre cas, est-ce la désignation scientifique complète ? »
Hanley s’appuya contre un mur, pour mieux réfléchir :
« Bah, dit-il, c’est plutôt une espèce de nom qu’un nom d’espèce ; quand à l’espèce du nom d’espèce, ça se discute en latin. »
Et il en discuta en latin.
« Passons, dit Trois. Nous voudrions éprouver votre résistance physique. Courez d’un mur à l’autre, jusqu’à ce que vous vous sentiez fatigué. Donnez-moi le bocal, je vais vous le tenir. »
Il prit le bocal des mains de Hanley, mais Hanley le lui reprit :
« Une gorgée encore ! Une petite gorgée et je courrai tant que vous voudrez. Je courrai même sur l’haricot, si vous y tenez.
- Il ne peut peut-être pas s’en passer, dit Neuf à Trois. Rendez-le lui. »
Ne sachant pas si ce ne serait pas sa dernière gorgée avant longtemps, Hanley but largement. Puis il fit un geste d’amitié aux quatre Satiens qu’il croyait maintenant voir :
« En terrain lourd, je suis imbattable ! proclama-t-il. Et pour ce qui est d’être lourd, le terrain est lourd… pas la peine de jouer placé, vous pouvez jouer sur moi gagnant. En avant ! »
Il fit deux pas en avant, tomba de tout son long, roula sur le dos et s’immobilisa, un sourire de béatitude éclairant son visage.
« Incroyable ! dit Trois. Il truque peut-être. Vérifiez, je vous prie, mon cher Neuf. »
Neuf vérifia.
« Incroyable ! dit-il. Après un effort aussi minime il a complètement perdu connaissance, au point d’être insensible à la douleur. Et il ne truque pas du tout. Ce genre d’individu serait absolument inutilisable sur Sat. Nous n’avons qu’à rentrer. Mais on l’emmène quand même, pour notre zoo. Il aura du succès, sur les millions de planètes que nous avons explorées, jamais on n’a trouvé de créature aussi étrange. »
Trois s’enroula autour des commandes, qu’il manoeuvra avec ses deux extrémités à la fois. 163000 années-lumière et 1630 siècles passèrent, l’un annulant l’autre de façon si bien coordonnée que l’on ne sentit passer ni le temps ni l’espace.
Dans la capitale de la planète Sat, qui règne sur plusieurs millions de planètes utiles et qui a fait explorer des millions de planètes aussi utiles que la Terre, Al Hanley occupe désormais une grande cage de verre, à la place d’honneur, celle des phénomènes proprement incroyables.
Au milieu de sa cage il y a un étang, auquel il vient souvent boire et dans lequel il lui arrive de se baigner. Le niveau de l’étang est maintenu constant par une gargouille de laquelle coule un liquide sublime au-delà du sublime, qui est au meilleur whisky de la Terre ce que le meilleur whisky de la Terre est à la gnôle la plus vulgaire que la Terre ait jamais vu. Et ce breuvage unique est une source de vie grâce aux vitamines et aux sels minéraux comblant les besoins du métabolisme de Hanley.
Ce whisky ne provoque ni gueule de bois ni autre conséquence déplaisante. C’est une boisson qui enchante Hanley autant que le comportement de Hanley enchante les visiteurs du zoo. Lorsqu’ils ont fini d’admirer les ébats de l’incroyable créature, les visiteurs du zoo regardent la pancarte devant la cage, sur laquelle le nom de l’espèce est indiqué en latin, conformément aux indications données par Hanley à Trois et à Neuf :
ALCOOLICUS ANONYMUS
Se nourrit de C2H5OH avec adjonction de vitamines et de sels minéraux. Parfois spirituel, mais toujours illogique. Doué d’une force physique lui permettant de faire deux à trois pas, suivis d’une chute. Dépourvu de toute valeur commerciale, mais représentant la forme de vie la plus étrange découverte à ce jour dans la Galaxie. Habitat : Planète 3 du Soleil JX6547-HG908.
Hanley paraît tellement étrange aux habitants de Sat que ceux-ci lui font suivre un traitement le rendant pratiquement immortel. Ce qui est une excellente initiative, car si jamais ce spécimen passionnant à observer venait à mourir, Sat pourrait lancer une deuxième mission sur la terre pour ramener un autre spécimen. Et le risque ne serait alors pas négligeable que les Satiens vous enlèvent, vous, ou qu’ils m’enlèvent moi. Et si vous ou moi nous trouvions à jeun le jour où cela nous arriverait, ce serait affreux pour toute l’humanité.





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