Insensé celui qui somme le rêve de s'expliquer - Jean RAY - Malpertuis

vendredi 30 octobre 2009

LE COUP DU POEME-

Le jeune homme, la main frissonnante en sa blonde crinière s'assit, puis d'une voix ferme:
-Garçon, de quoi écrire!
... Il commençait à se faire tard, et déjà, des mazagrans piquaient de leur note brune émise la blondeur des vermouths.
- Voilà, monsieur, acquiesça le garçon.
Le jeune homme saisit une plume fébrile et traça ces mots sur l'albe papyrus:
"C'est l'heure ssainte
de l'absinthe
Je vais me la payer
Sans bourse délier
Cela grâce au stratagème
Connu sous le nom de Truc du Poème."
Et comme le garçon s'informait de quel toxique s'abreuvait notre ami:
-Une absinthe - gomme! commanda ce dernier.
Et ce dernier (puisque dernier il y a) continua d'inscrire:
"On dit que l' absinthe perd nos fils
Garçon, tout de même une absinthe Pernod fils
Avec un peu de gomme
Et plus vite que ça mon bonhomme!"
Le poète huma son breuvage, le rehuma jusqu'à ce qu'il n'en fut plus question; puis ressaisissant sa plume:
"Diantre! ici ça sent une cuisine
Semblable à celle que ma cousine
(Je m'en souviens encore!)
Mijota dans le Périgord!"
D'un airain sonore, il heurta le marbre de la table.
-Garçon, le menu!
-Voici, monsieur.
Mais le jeune homme, sans jeter un regard sur la carte, se remettant à écrire:
"Garçon, apportez-moi la nomenclature
De votre nourriture."
Et la petite fête se poursuit de plus belle.
A chaque plat qu'on lui apporta (et on lui en apporta!), le jeune homme composa - lapidairement- des poèmes relatifs, et, avouons-le, adéquats.
Sur la fin:
"Allumez un autodafé
Pour bien chauffer mon café,
Accompagnez-le d'une belle eau-de-vie.
Que chacun l'envie!"
Puis, il griffona d'autres vers, et se levant brusquement:
-Garçon, fit-il, veillez à ce qu'on ne touche pas à mes papiers.
-La main sur le coeur, s'engagea le garçon.
Le jeune homme sortit, de l'allure un peu pressée du monsieur qui va revenir.
Il ne revint point.
Et, plus tard, beaucoup plus tard, quand le patron sentit luire l'atroce vérité, il se décida à prendre connaissance du poème abandonné dont voici la fin:
"Mon vieux patron,
J'avais pas l'rond!
Excuse mon stratagème,
Puisque c'est à toi que je dédie ce poème,
Maigre consolation."

Alphonse ALLAIS

2 commentaires:

anne des ocreries a dit…

J'oserais quand même pas faire de même, mais c'est bien trouvé....!

rotko a dit…

belle histoire d'un humoriste dont on ne sait pas si, dans la vie, il n'était pas capable de vous jouer de ces tours, "allais grement". (c'est lui qui le dit).

Les Chouchous